Pour que chaque enfant rencontre la littérature
Alors que les États généraux de la lecture pour la jeunesse livrent leurs conclusions, une évidence s’impose : si la France veut réellement réconcilier les jeunes avec la lecture, elle doit cesser de compter sur les seules interdictions et s’engager dans des politiques du désir. Premier prix littéraire jeunesse décerné par les enfants, le Prix des Incorruptibles souhaite rappeler une conviction simple : on ne décrète pas le goût de lire, on le construit. Et cela commence bien plus tôt, bien plus collectivement, et bien plus joyeusement qu’on ne le croit.
Certes, les jeunes lisent moins, lisent moins longtemps, et lisent moins de romans ; certes, la domination des écrans y contribue ; mais croire que supprimer les portables suffira à faire naître des lecteurs revient à confondre absence d’obstacle et désir. Aucun enfant ne se mettra à dévorer une bibliothèque parce qu’on l’a éloigné de son téléphone. Ce qui manque, ce ne sont pas des interdits supplémentaires, mais les conditions d’une rencontre entre l’enfant et les textes.
Ce goût de lire se joue dès la maternelle et même avant. Les adolescents les plus éloignés du livre sont souvent ceux qui n’ont pas eu, dans leurs premières années, l’occasion d’associer la lecture au plaisir, à la surprise, à l’exploration. On sous-estime encore la puissance de la lecture partagée : parler, jouer avec les mots, écouter des histoires, relire les mêmes livres. Ces gestes simples construisent une familiarité durable avec la langue. Ils supposent aussi qu’on accompagne les familles, car beaucoup cessent de lire à haute voix dès que l’enfant déchiffre – alors que la recherche est unanime : le prolongement de la lecture partagée reste l’un des piliers du goût de lire à l’adolescence.
Donner envie de lire suppose aussi d’expliquer, avec des mots simples, ce que la lecture fait réellement : elle renforce le vocabulaire, la logique, la compréhension des émotions, l’attention, la capacité à se projeter. Elle rend plus habile, plus serein, souvent même plus heureux. On peut convaincre des adolescents de lire, ne serait-ce que pour leur développement personnel : beaucoup comprennent très tôt que le sport fait partie d’une hygiène de vie ; il en va de même pour la lecture, qui est une hygiène mentale tout aussi essentielle.
Les enseignants le savent mieux que quiconque. Pourtant, dans leur formation initiale et continue, la littérature de jeunesse reste encore trop peu présente. Former les médiateurs, c’est leur permettre d’explorer la diversité des textes : aborder le harcèlement, l’écologie, des moments clés et sensibles de l’histoire, l’inclusion ou le handicap ; apprendre à animer un débat, un cercle de lecture, un vote ; travailler sur les questions qui préoccupent vraiment les élèves. C’est dans cet esprit que le Prix des Incorruptibles met à disposition sa sélection, des pistes pédagogiques, des analyses et un média dédié aux enseignants et à la littérature, PageÉduc’.
Mais former ne suffit pas : il faut rendre à la lecture son caractère profondément collectif. Aucun enfant ne devient lecteur seul. Ce sont les expériences partagées — discussions, jeux littéraires, lectures à voix haute, débats — qui transforment la lecture en pratique vivante, joyeuse, et surtout inclusive. Tant que la lecture restera confinée à des moments de travail, elle ne concurrencera jamais un écran qui offre immédiatement du lien, du récit et du partage.
C’est au collège que cet enjeu apparaît le plus fortement. La lecture s’y effondre — pas seulement par manque de compétence, mais aussi par perte de subjectivité. On oublie trop souvent qu’un lecteur se construit en ayant le droit de dire : j’aime, je n’aime pas, je comprends, je ne comprends pas encore. Or les adolescents sont rarement placés en position d’évaluateurs de leurs lectures : on les évalue, mais on leur laisse peu d’espace pour évaluer eux-mêmes. La transmission de notre patrimoine littéraire est essentielle, mais elle ne doit pas écraser le développement de cette subjectivité critique. Notre rôle est aussi de leur montrer que la littérature — de jeunesse comme patrimoniale — peut répondre aux questions qu’ils se posent et en faire naître d’autres.
Reste un enjeu politique majeur : l’égalité d’accès au livre sur tout le territoire, y compris dans les zones rurales, les espaces périurbains fragilisés et les territoires ultramarins. Là où l’unique bibliothèque se trouve à plusieurs kilomètres, où les déplacements exigent un bus, où les médiathèques sont rares ou sous-dotées, les chances de rencontrer la littérature ne sont pas les mêmes. Envoyer directement les ouvrages dans les écoles et proposer des outils en ligne accessibles à tous sont des moyens concrets de réduire ces inégalités, qui doivent s’inscrire dans une politique culturelle plus ambitieuse : renforcer la lecture publique, soutenir les initiatives locales, et adapter les dispositifs aux réalités ultramarines comme à celles des territoires isolés.
Le plaisir de lire ne se décrète pas, il se cultive, dans les familles, les écoles, les médiathèques, la rue, partout.
En tant que premier prix littéraire décerné par les jeunes lecteurs — 552 469 votants l’an dernier — nous réaffirmons notre volonté d’agir avec les enseignants et tous ceux qui œuvrent auprès des enfants, avec le ministère de l’Éducation nationale et le ministère de la Culture, en travaillant toujours plus avec les enseignants, en soutenant la continuité des parcours, en impliquant les familles, en accompagnant les territoires et en répétant un principe simple : chaque enfant peut devenir lecteur si nous lui en donnons véritablement la possibilité.