Les petites histoires de l'éducation

La propriété littéraire et les classiques modernes

André Balz (1845-1931)
Professeur agrégé de lettres

Dans cet article de 1906, André Balz, professeur agrégé de lettres, discute la difficulté d’étudier les écrivains contemporains, protégés par le droit d’auteur. Il en vient à demander un régime d’exception pour l’Éducation nationale. 

« Soyez de votre temps », disait, dans un récent discours, le ministre de l’Instruction publique. Cela vous paraît tout simple, peut-être, et pourtant vous allez voir que, dans la pratique, le conseil est beaucoup plus facile à donner qu’à suivre.

Oui, je mets en fait que, dans les classes, il est infiniment plus aisé de devenir le contemporain de Corneille, de Racine ou de Voltaire que de rester celui de Hugo, de Renan, des Dumas ou d’Augier. Et si vous en doutez, demandez à ceux qui font des recueils de « Morceaux choisis » à quels obstacles ils se heurtent quand ils veulent un peu moderniser leurs publications.

Des lois, de justes lois, ont établi que la propriété littéraire était une propriété. L’auteur d’un livre, comme le maître d’un champ, a le droit d’en tirer tous les profits qu’il comporte. À sa mort, il laisse ses droits à sa veuve ou à ses héritiers pour une période de cinquante ans, après laquelle ses œuvres tombent dans le domaine public. 

Si donc on veut publier quelques extraits d’un contemporain de marque, il est nécessaire de s’entendre au préalable avec lui, ou avec ses ayants droit.

Beaucoup d’auteurs et d’éditeurs donnent gracieusement l’autorisation qu’on leur demande, à la condition que les extraits ne soient pas trop nombreux et ne constituent pas une concurrence aux volumes publiés.

D’autres demandent tant par page à reproduire.

Quelques-uns refusent systématiquement toute autorisation et, pour la poésie par exemple, les malheureux auteurs d’anthologie en sont réduits à tailler à leur aise à grands coups de ciseaux dans les œuvres de Ronsard, de Boileau, de Corneille et de Racine, qui ne songent plus depuis longtemps à réclamer des droits d’auteurs, mais ils se garderont bien de mettre la main dans ce nid de guêpes qui s’appelle la poésie moderne. Or, les vieux classiques sont, j’en conviens, d’admirables modèles et on ne les relira jamais trop, mais, enfin, comme disait Molière, les anciens sont les anciens et nous sommes les gens de maintenant.

Étrange antinomie ! On a édifié de toutes pièces un enseignement moderne à côté du vieux bâtiment gréco-latin, et ce qu’il y a de plus difficile à servir à nos enfants, ce sont précisément les maîtres de la littérature contemporaine.

« Le public s’imagine, dit M. Couyba dans son rapport sur le budget de l’Instruction publique, que les professeurs n’ont que l’embarras du choix pour fournir aux élèves des textes empruntés aux meilleurs écrivains de notre temps. C’est une erreur. La vérité est qu’un très petit nombre des grands écrivains du siècle précédent sont tombés dans le domaine public. La plupart appartiennent à des éditeurs propriétaires, jaloux de leurs droits et de leurs bénéfices, qui imposent aux malheureux auteurs de morceaux choisis leurs conditions et même leurs caprices... » Pour mettre fin à des négociations, à des marchandages souvent infructueux, M. Couyba préconise un remède aussi énergique que radical : l’expropriation pour cause d’utilité publique.

Nous ne le suivrons pas sur ce terrain préférant laisser chacun libre propriétaire de ce qui lui appartient. 

Avant d’en venir à cette extrémité et d’invoquer l’intervention de l’État spoliateur, de cet État qui intervient déjà dans tant de choses, n’y a-t-il pas moyeu de trouver pour les auteurs, éditeurs et vulgarisateurs, un terrain d’entente amiable ? Nous avons un Syndicat des éditeurs, nous avons une Société des gens de lettres. Pourquoi, dans ces associations, n’aviserait-on pas aux moyens d’accommoder les droits de chacun avec les intérêts incontestables de l’éducation nationale ? On ne me fera jamais croire que le droit de publier les œuvres des écrivains de notre temps ne puisse se concilier avec l’intérêt des éditeurs et des auteurs ainsi qu’avec le devoir de faire connaître à la jeunesse les noms et les œuvres des grands contemporains.

 

 

André Balz (1845-1931) est un professeur agrégé de lettres. Il a été le président de l’Association de la presse de l’enseignement et un contributeur très régulier du Manuel général de l’enseignement primaire. 

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