La parole des chercheurs

Entretien de Nathalie Prince, Professeure de littérature à l'Université du Mans

Par Sylvie Servoise
Professeure de littérature à l'Université du Mans

Longtemps considérée comme une « sous-littérature » et un parent pauvre de la recherche universitaire, la littérature de jeunesse a su se faire sa place dans la cour des grands… mais jusqu’à quel point, et à quel prix ? A-t-on vraiment pris la mesure de toute sa richesse et de tous les enjeux dont elle est porteuse ? Entretien avec Nathalie Prince, Professeure de Littérature comparée à l’Université du Mans, spécialiste de littérature jeunesse et autrice de fictions pour jeune public.

 

Sylvie Servoise : Si la littérature de jeunesse a un lectorat fidèle, qu’elle connaît un succès éditorial et médiatique incontestable, et qu’elle a trouvé sa place dans les programmes scolaires, elle peine à obtenir une reconnaissance semblable dans le champ universitaire, même si on ne peut nier que, là aussi, elle soit parvenue à se frayer un chemin… Comment expliquer cette réticence à l’égard d’une littérature que l’on a souvent qualifiée de « paralittérature » et qu’est-ce qui a changé (si cela a vraiment changé d’ailleurs) ces dernières années sur le regard posé sur elle ?

 

Nathalie Prince : En effet, il y a quelque chose d’étrange avec la littérature de jeunesse. Elle a longtemps, très longtemps, été considérée comme « à côté de » la littérature générale (c’est-à-dire la « Grande Littérature »), avec des auteurs pour la jeunesse qui ne seraient pas de vrais auteurs, et elle a été envisagée comme la Cendrillon de la littérature par un milieu académique soupçonneux et qui a peiné à la considérer comme un objet digne d’intérêt (parce que simple, voire simpliste, avec des personnages sans épaisseur, avec trop peu de texte ou trop d’images !) Cela dit, la page aujourd’hui est vraiment tournée, à ce point que l’on pourrait presque inverser la donne et la présenter comme une sur-littérature, la seule vraiment capable de toucher tous les lecteurs, même les enfants ! Page Éducation est une preuve vivante de l’essor que prend la littérature de jeunesse, non ?

Depuis que j’ai commencé ma carrière à l’université, la littérature de jeunesse a en effet pris des galons, mais il faut reconnaître que vingt ans se sont écoulés… De plus en plus de thèses exclusivement dédiées à la littérature de jeunesse se préparent et sont soutenues, et des formations de niveau Master ont été mises en place pour travailler sur cet objet d’études qui a un bel avenir devant lui. Dès que j’ai l’occasion de le répéter (un prof, ça répète toujours la même chose), la littérature pour les petits n’a pas que des petites choses à dire. Et petit à petit, l’autre littérature, comme j’aime l’appeler, a su s’imposer et devenir un champ d’investigation réjouissant, non seulement pour les perspectives didactiques et/ou pédagogiques qu’elle offre, mais encore pour ses perspectives littéraires ! Pour preuve, les récentes et nombreuses publications d’ouvrages théoriques, dictionnaires et autres travaux scientifiques qui lui sont dédiés, à commencer par mon ouvrage sur La littérature de jeunesse qui en est à sa troisième réédition chez Armand Colin… une troisième édition pour un ouvrage qui s’adresse prioritairement à des étudiants de Master mais aussi à tous les médiateurs de la littérature de jeunesse (bibliothécaires, enseignants, formateurs, libraires, etc.), c’est pas mal !

 

Sylvie Servoise : « Littérature de jeunesse », « littérature pour la jeunesse », « littérature jeunesse », « littérature enfantine »… les appellations sont nombreuses. Laquelle privilégiez-vous, et pourquoi ?

 

Nathalie Prince : Oui, c’est bien difficile de s’y retrouver ! Je préfère « littérature de jeunesse » parce que le terme « jeunesse » englobe la littérature pour les plus petits mais aussi pour les plus grands, depuis les livres à lire - ou à mâchouiller - au bain pour les bébés jusqu’aux romans, cycles et séries des adolescents… Et puis le « de » est pratique parce qu’il prend en compte les œuvres écrites pour la jeunesse et les textes écrits sans destination préalable, que l’on retrouve dans les catalogues jeunesse comme Robinson Crusoé de Daniel Defoe ou Le Seigneur des Anneaux de Tolkien !

 

Sylvie Servoise : Dans votre ouvrage La Littérature de jeunesse, vous insistez sur le fait que cette dernière se définit avant tout par une série de paradoxes : « une littérature destinée sans destinataires, une littérature qui peut se passer de texte, une littérature "facile" qui comprend de véritables chefs-d’œuvre ». Pourriez-vous revenir sur ces éléments ?

 

Nathalie Prince : C’est ce qui est particulièrement stimulant quand on travaille sur cette autre littérature, notamment si l’on a l’habitude de travailler avec les outils de la critique générale. Il faut créer ses propres outils pour bien saisir la complexité de la littérature de jeunesse et être capable de s’étonner à chaque pas. Par exemple, c’est un fait qu’il s’agit d’une littérature « destinée »  (et entre nous, c’est la seule littérature qui définit son horizon d’attente avec autant de précision : on ne parle pas de théâtre pour vieux garçons, ou de poésie pour quadragénaires) et pourtant la littérature la plus « adressée » qui soit, c’est-à-dire pour la jeunesse est constamment soumise aux variations de ses destinataires et touche plus de lecteurs que l’hebdomadaire Tintin, le « journal des jeunes de 7 à 77 ans » ! Qui est donc ce jeune lecteur ? L’adolescent ? Le bébé ? L’adulte prescripteur ? Celui qui lit ou celui à qui on fait la lecture ?

Vous évoquez un autre paradoxe un peu étourdissant quand on pense que la littérature de jeunesse peut complètement se passer de texte, comme dans les pré-livres de Bruno Munari, les pop-up savants qui mettent en scène de fragiles architectures de papier sans un mot ou les fameux albums qui s’écrivent sans aucun texte… Peut-on parler de « littérature » quand il n’y a pas de texte ? Encore un paradoxe offert sur un plateau par la littérature de jeunesse.

Et puis vous parlez du préjugé selon lequel elle serait une littérature « facile », ce qui vient du fait qu’il n’y a que les adultes pour se préoccuper de la qualité littéraire des livres des jeunes ! On ne doit pas oublier que la qualité d’un texte littéraire tient au plaisir qu’il est à même de susciter, mais dans la littérature d’enfance et de jeunesse, celui qui ressent du plaisir et celui qui évalue sont différents. Comment aborder alors la valeur littéraire de la littérature de jeunesse ? Que penser du succès de One pièce et autres mangas qui parfois nous tombent des mains (j’entends nous autres adultes) ? Incontestablement et paradoxalement, certains textes de cette littérature « facile » ont marqué l’histoire littéraire en général, comme l’ont fait, par exemple, trois grands petits textes, comme Le Petit Prince de Saint-Exupéry, Alice de Lewis Carroll ou encore Peter Pan de James Matthew Barrie...

 

Sylvie Servoise : Vous consacrez également tout une réflexion à la notion de personnage : c’est par lui, écrivez-vous, que se signale l’originalité de la littérature de jeunesse…

 

Nathalie Prince : L’étude du personnage constitue un véritable problème dans l’histoire de la critique littéraire et a donné lieu à de très nombreux ouvrages et/ou articles. Le personnage est l’un des piliers de l’illusion référentielle… mais dans la littérature pour les plus jeunes, il faut bien reconnaître que les notions de mimesis qui lui sont liées tombent littéralement à l’eau. D’après la Poétique d’Aristote et le fameux concept de mimesis, il est bien clair que les personnages doivent être réalistes pour que la personne du lecteur puisse s’y identifier. On s’aperçoit très vite que Barbapapa, Babar, Gédéon ou encore les super-héros de Marvel n’ont pas grand-chose à voir avec nous. Et pourtant l’identification opère. Autrement dit, ça marche ! Les enfants et/ou les adolescents se reconnaissent immédiatement dans ces héros qui ne leur ressemblent pas. C’est toute la magie du personnage dans la littérature de jeunesse, qui met au défi la conception mimétographique du personnage tout en proposant son propre « personnel » (pour reprendre le mot de Philippe Hamon à propos des personnages de Zola), qui comprend son lot d’animaux de tout poil mais aussi des personnages improbables et impossibles. Il est curieux (et passionnant !) d’observer que l’anti-mimesis dans le cas précis de la littérature de jeunesse vaut pour mimesis et que cette anti-mimesis permet une distance qui – là encore paradoxalement – entreprend une meilleure identification lectorale. Ainsi par exemple de l’ogre pour désigner l’adulte dévoreur ou du loup pour représenter quelques sombres personnages que le texte peut évoquer… Avec cet écart salutaire, on peut TOUT dire aux enfants !

 

Sylvie Servoise : S’il est vrai que la littérature de jeunesse est fondamentalement soumise à la double injonction de « plaire et instruire » on entend souvent dire que le curseur s’est déplacé au fil des siècles : de moralisatrice et didactique qu’elle était à ses débuts au XVIIe siècle, elle serait devenue à notre époque plus « ludique », moins didactique, ou moins visiblement didactique. Qu’en pensez-vous ?

 

Nathalie Prince : Oui, à l’évidence, la littérature de jeunesse a changé… radicalement. Dans la petite histoire de cette littérature, faire entrer la notion de plaisir et de jeu a un peu consisté à faire entrer le loup dans la bergerie, car à ses débuts il s’agissait moins de jouer que d’apprendre. Il me faudrait un peu de temps pour expliquer les grandes périodes de l’histoire de la littérature de jeunesse et ce changement de proportions entre la partie didactique et la partie ludique, mais en fait il me semble que les deux tendances sont toujours allées de pair ! On a longtemps voulu éduquer, voire dresser les enfants par le biais d’une littérature de jeunesse parfois indigeste, et désormais on donne davantage aux enfants l’occasion de ressentir une émotion littéraire et esthétique qui ne se préoccupe plus exclusivement de soucis d’éducation. Mais en même temps, faut-il rappeler que la littérature de jeunesse doit avant toute chose éveiller les enfants au plaisir esthétique, leur montrer de belles réalisations graphiques, leur donner le goût du beau texte, leur offrir de bonnes histoires ? La littérature pour la jeunesse s’est trompée elle-même en pensant qu’elle devait instruire au lieu de plaire, alors qu’elle ne cessait d’instruire par le plaisir !

 

Sylvie Servoise : Sur quoi travaillez-vous actuellement ?

 

Nathalie Prince : J’ai deux projets sur le feu, mais alors vraiment brûlants, qui m’ont occupée sans relâche ces trois dernières années, quand j’avais un peu de temps pour l’écriture (c’est-à-dire pas souvent).

D’abord, je m’apprête à publier une biographie de Saint-Exupéry, un auteur qui m’obsède depuis un petit moment, parce que son œuvre incontestablement la plus lue et la plus connue, Le Petit Prince, me traverse depuis l’adolescence. Mon métier de chercheuse m’a permis de faire des liens entre la vie de ce grand auteur et son petit personnage, et j’ai imaginé que Le Petit Prince pouvait être lu comme l’autobiographie de Saint-Exupéry. Une curieuse coïncidence, en effet, apparaît quand on compare l’histoire du petit prince et la vie de son auteur. Cette coïncidence constitue la ligne d’écriture de mon livre. Un trait. La ligne de vie dans la paume de la main. Une ligne nette comme celle que laisse un avion dans le bleu du ciel. Sauf que ce ciel-là est noir, parce que c’est l’histoire d’un homme qui a passé sa vie à voyager dans la nuit. Un trait blanc dans un ciel noir, contrepoint d’un trait noir sur un papier banc. Tout est écrit avant d’être vécu. À moins que ce ne soit le contraire ! Le résultat de mon travail paraîtra en janvier 2024 chez Calype dans la collection « Destins », sous le titre Saint-Exupéry. Du vent dans le cœur. Sortie prévue pour les quatre-vingts ans de la mort de Saint-Ex.

Deuxième projet, un album pour la jeunesse pour une maison d’édition inclusive et engagée qui mérite que l’on parle d’elle, la maison Bel&Bien. Aux gros mots les gros remèdes raconte l’histoire d’une petite princesse très très en colère qui trouvera sa place dans une collection intitulée « Gros mots », particulièrement adaptée aux enfants autrement capables. Mon texte est actuellement entre les mains de l’illustratrice mexicaine Aimeé Cervantes. C’est un vrai bonheur d’écrire pour la jeunesse et de découvrir comment des artistes talentueux s’approprient vos textes, comme Mélanie Fuentes pour La Dinde savante et la Poule philosophe (Pourpenser, 221) ou Yann Damezin dans Ainsi parlait Nietzsche (Les petits Platons, 2020).

Hâte de partager ces textes avec le grand public !

 

Sylvie Servoise
Professeure de Littérature comparée et Littérature française à l'Université du Mans et directrice du laboratoire Langues, Littératures, Linguistique des universités d’Angers et du Maine. Responsable d'un Master 2 Littérature de jeunesse, elle est l'autrice de plusieurs articles et ouvrages consacrés à la littérature de jeunesse et à l'enfance, dont Enfances dystopiques (PUR). 

 

Nathalie Prince
Professeure de littérature générale et comparée à l’université du Mans. Membre du jury de sélection du prix de littérature de jeunesse d’UNICEF depuis 2016, fondatrice du Master Littérature de jeunesse à l'Université du Mans, elle a écrit de nombreux ouvrages consacrés à la littérature de jeunesse, et notamment La Littérature de jeunesse, chez Armand Colin. 

 

 

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