Les petites histoires de l'éducation

Voyager pour mieux enseigner : Quand le Ministère finançait les vacances des jeunes instituteurs

✒ La Revue pédagogique,, 1880

Publié en 1880 dans La Revue pédagogique, ce texte non signé présente l’institution par le Ministère de l’instruction publique de bourses de voyage pour les élèves-maîtres sortant de l’École normale primaire, établissement chargé de former les futurs instituteurs. Ces voyages ne visaient pas seulement le plaisir : ils s’inscrivaient dans la grande tradition humaniste de l’enseignement, qui valorise l’expérience directe, l’observation du monde et l’enrichissement culturel des maîtres. En parcourant la France et parfois les pays voisins, ces jeunes enseignants pouvaient rapporter à leurs élèves un savoir vivant, avec des descriptions concrètes de la nature, de l’industrie et des paysages, éveillant ainsi la curiosité en classe. Le texte illustre une vision de la formation des maîtres où découverte, expérience et jugement personnel sont au cœur de l’apprentissage, fidèle à l’humanisme rabelaisien et en rupture avec l’idéal monastique du médiéval.

 

M. le Ministre de l’instruction publique vient d’instituer des bourses de voyage au profit des élèves-maîtres qui obtiendront le brevet complet, à leur sortie de l’École normale primaire. Ces jeunes gens pourront employer leurs dernières vacances d’écoliers à visiter, sous la conduite d’un guide éclairé, diverses régions de ce beau pays de France, si varié d’aspects, de climats, de productions et qui offre comme un abrégé de l’Europe entière. La France est peu connue des Français et rarement visitée, même par ceux d’entre nous qui ont de la fortune et du loisir. Mais ne sera-ce pas un véritable voyage de découvertes pour le rude enfant de la Bretagne qui, jusque-là confiné dans sa province au ciel triste, à l’horizon brumeux, se verra subitement transporté dans les chaudes et joyeuses contrées du Languedoc et de la Provence ? Et quel traité de géographie vaudra jamais pour l’écolier des Landes ou de la Creuse le seul aspect de nos villes industrielles et populeuses du Nord ou des grasses campagnes de Normandie ?

Cette excellente leçon de choses qui se renouvellera, à chaque étape du voyage, sous les yeux du jeune maître, il la rapportera toute vivante à ses élèves et la leur communiquera avec l’ardeur du débutant. On lui alloue deux cents francs pour ses frais d’installation matérielle : son tour de France lui fournira un autre appoint de verve et d’entrain, qui défrayera ses premières leçons. L’homme le plus vulgaire sait animer et colorer un récit ou une description, quand il exprime ce qu’il a senti et ce qu’il a vu par lui-même, et l’attention des élèves est aisément excitée, lorsque le maître peut dire : « J’étais là ; telle chose m’advint... » On exigera, en outre, une relation écrite du voyage de vacances et l’on publiera les meilleurs passages dans les journaux d’enseignement primaire.

Une remarque souvent faite par MM. les inspecteurs généraux, c’est que dans la masse des préjugés inégalement répandus parmi nos instituteurs et qui retardent l’application des bonnes méthodes, il en est de spéciaux à certaines provinces et qui se sont enracinés de préférence dans telle ou telle partie du territoire. Une sorte de tradition locale s’impose à l’enfant dès les premières leçons ; elle le suit et s’accentue à l’école normale et il ne peut plus s’y soustraire, lorsqu’il enseigne lui-même dans le milieu où il a grandi et qu’il n’a jamais quitté. Cette influence sera heureusement combattue par le contact du jeune maître avec les plus distingués d’entre ses collègues qui, sortis d’une école ou d’une province parfois très différente et très éloignée de la sienne, auront mérité la même récompense et formeront avec lui la petite caravane scolaire.

D’ailleurs, la circulaire ministérielle ne limite pas à la France les excursions de nos jeunes instituteurs. Ils poursuivront au-delà des frontières la série des voyages qui s’accompliront d’abord chez nous et qui, après une année ou deux d’heureuse expérience, seront continués à l’étranger. Mais on leur fera parcourir surtout, parmi les nations voisines de la nôtre, celles où l’instruction primaire est le mieux organisée et où les études pédagogiques sont en honneur ; telles que la Suisse, la Belgique et certaines parties de l’Allemagne. Ils y pourront faire d’utiles comparaisons et adopter plus tard, avec plus de confiance et d’intelligence, des réformes qu’ils auront déjà vu appliquer ailleurs.

Or, cette conviction du maître, cette ardeur qui l’associe d’intention et de cœur à tous les progrès de l’enseignement, est une des premières conditions du développement de nos institutions scolaires.

Je ne voudrais point paraître exagérer l’importance de la mesure qui m’occupe et qui, prise en elle-même et isolément, ne saurait avoir une portée bien considérable. Mais si j’y insiste, c’est qu’elle se rattache à tout un ensemble de réformes, concourant au même but : faire pénétrer dans l’école fermée, triste et monotone des anciens jours, l’air et la lumière, le mouvement et la vie.

À l’idéal monastique ou militaire du Moyen Âge, à l’école-couvent, à l’école-caserne, à toutes ces « geôles de jeunesse captive », contre lesquelles tant de bons esprits protestent depuis si longtemps, substituer enfin la véritable école moderne, où la jeunesse se sentira chez elle et collaborera avec le maître, où la discipline ne consistera pas à briser toute initiative et l’enseignement à charger la mémoire, sans éveiller les bonnes volontés ni ouvrir les esprits !

Il a disparu à jamais, ce personnage humilié et morose, cumulant des fonctions subalternes avec le noble emploi d’instituteur et apportant à ses divers offices la même régularité machinale et ennuyée. Le maître d’école doit maintenant s’intéresser à son œuvre, y mettre son âme, s’y donner tout entier. Aussi applaudirons-nous à toute innovation capable d’élargir son horizon et de provoquer le libre essor de ses facultés. Qu’on ne dise pas que nous faisons naître en lui des espérances et des ambitions que sa condition modeste lui interdit de réaliser jamais. Nous répondrons qu’augmenter, chez nos jeunes instituteurs, la somme des connaissances précises et les mettre en état, autant qu’il est possible, de juger et de penser par eux-mêmes, est une double garantie de bon sens et de bonne conduite. L’enseignement, à coup sûr, gagnera au progrès de leurs lumières, et nous n’avons pas à redouter qu’ils soient jamais supérieurs à leurs hautes et difficiles fonctions.

Quant à l’ambition légitime qu’ils pourraient concevoir d’améliorer leur position, de la rendre plus enviable et plus honorée, nous n’y trouvons pour notre part aucun mal. Le reste est crainte vaine. Quelle que soit la destinée du maître d’école, il ne perdra rien à voir plus haut et plus loin que le clocher de son village.

***

D’une application toute récente dans les écoles primaires supérieures de Paris, l’idée des voyages d’instruction n’est pas nouvelle dans la pédagogie française. Rabelais, qui promène Pantagruel de ville en ville et lui prête sur toutes les universités qu’il rencontre en chemin des réflexions critiques, pleines de verve et de bon sens, envoie aussi Gargantua visiter les magasins d’orfèvrerie, les fonderies, les cabinets d’alchimie, et, en général, tous les ateliers où s’exerçait l’industrie de l’époque. Deux siècles plus tard, le prudent Rollin recommande aux collégiens de son temps les promenades utiles dans les musées et les manufactures. Mais il était réservé aux hommes de la Convention de donner à cette idée, qui n’avait point fait fortune dans nos écoles, le caractère d’une institution publique. Une brochure, publiée par ordre de cette Assemblée, sous le titre : Des voyages et de leur utilité dans l’éducation, reproduit un discours de L. Portiez, député de l’Oise. C’est un plaidoyer emphatique, suivant le goût du moment, mais au fond très judicieux, et où la question est traitée sous ses divers aspects. « Les voyages, dit l’orateur, donnent de l’essor à l’imagination, à l’esprit de la tenue, à l’âme de la vigueur, au corps de la force et de la souplesse... » Et pour développer sa proposition qui tendait à faire faire aux élèves des diverses écoles des voyages de deux sortes : les uns dans l’intérieur de la République, les autres au dehors, il ajoutait : « Il serait à désirer que toute l’éducation fût en action. Assez longtemps le moral s’est développé dans la jeunesse française aux dépens du physique... À Dieu ne plaise que j’aie l’absurde dessein de rendre nos écoles ambulantes ; mais, citoyens, vous apprécierez quelle possibilité il y aurait à ce que, dans les beaux jours, une école tout entière se portât dans la campagne, et là, tantôt à l’abri d’une roche escarpée, tantôt dans l’épaisseur des bois, quelquefois dans les profondeurs d’une vallée, reçût sous les regards immédiats de l’Être suprême des leçons de vertu et d’amour de la patrie... » Enfin, l’orateur de la Convention demandait que les élèves choisis par leurs camarades fissent, au retour, le compte rendu par écrit de la petite expédition entreprise en commun.

Plus heureuse que bien d’autres idées pédagogiques ou politiques mises à l’ordre du jour par la Convention, celle qui nous occupe fut réalisée, ou du moins reçut, quelques années plus tard, un commencement d’exécution. J’ai entre les mains un livre curieux, intitulé : Voyage des élèves de l’École centrale de l’Eure, pendant les vacances de l’an VIII, avec observations, notes et gravures relatives à l’histoire naturelle, à l’agriculture et aux arts. Le récit et les dessins sont l’œuvre des élèves eux-mêmes : le tout a été revu et mis en ordre par les membres du Conseil d’instruction de l’école et publié chez Ancelle, libraire à Évreux, an X, sous cette épigraphe de Montaigne : « Qu’on lui mette en fantaisie une honnête curiosité de s’enquérir de toutes choses : tout ce qu’il y aura de singulier, il le verra : un bâtiment, une fontaine, un homme, le lieu d’une bataille ancienne, le passage de César ou de Charlemagne… » On sait que les Écoles centrales tenaient lieu alors de nos établissements actuels d’instruction secondaire et furent remplacées par les Lycées impériaux. Mais la première place y était accordée aux études scientifiques, qui remplissaient les deux premières années, tandis que les langues anciennes étaient reléguées au troisième plan. Aussi ces écoles ressemblaient-elles beaucoup moins à nos lycées qu’à nos écoles professionnelles ou primaires supérieures. On le voit bien au récit des jeunes citoyens de l’an VIII qui, sous la conduite des directeurs de l’école, d’un professeur et d’un membre du jury d’instruction, visitèrent en touristes le département de l’Eure. L’histoire naturelle et les sciences appliquées, l’industrie et les métiers les intéressent et les occupent presque exclusivement.

Ils sont tout imprégnés de la lecture de Rousseau et lui empruntent ses sentiments et son langage. Campés en plein champ, sous une tente qu’ils ont eux-mêmes dressée, ils ne se lèvent jamais sans « célébrer le réveil de la nature » et emportent, dans leurs excursions, des livres de botanique et un exemplaire de Robinson Crusoé.

Ils visitent successivement un moulin à foulon, les ruines d’un château et d’une abbaye, une manufacture de corroyerie, une filature mécanique, et, arrivés au bord de la mer, ils font la traversée de Honfleur au Havre. Ils recueillent en chemin tous les objets curieux, propres à orner leur musée d’école ; car cette institution, qu’on pourrait croire récente, date encore de cette même époque, et ils chargent certains d’entre eux de présenter des mémoires sur les questions qui les ont embarrassés pendant le voyage. Avec une assez grande naïveté d’admiration que n’auraient plus nos écoliers d’aujourd’hui, gâtés par les merveilleux récits de Jules Verne, ils s’étonnent devant les beautés du département de l’Eure ou les phénomènes inexplicables des environs d’Évreux. Les autorités municipales des villages qu’ils traversent se mettent à leur disposition et leur ouvrent les archives des communes. Le livre contient même un certificat du maire et de l’adjoint de Conteville (arrondissement de Pont-Audemer), attestant que les élèves de l’École centrale se sont présentés devant eux le dix-sept fructidor an VIII, et qu’ils ont séjourné dans l’arrondissement jusqu’au deuxième des complémentaires ; que pendant ce temps-là, ils se sont conduits avec honneur et dignité.

Ce même voyage, avec un itinéraire semblable, a été fait, en sens inverse, par les élèves de l’École Turgot, pendant les vacances de 1877, et maîtres et écoliers en ont vanté le profit et l’agrément.

L’enseignement primaire a longtemps été négligé dans notre pays ; mais nous pouvons désormais tourner à son avantage l’abandon même où on l’avait laissé. Il n’a pas, en effet, derrière lui, tout un passé qui l’opprime : il est ouvert aux innovations heureuses, aux méthodes inspirées par l’esprit moderne. Comme un nouveau monde, il offre des terrains en friche et des forêts incultes ; mais les hardis pionniers qui s’y aventurent y ont une initiative plus libre et se heurtent, moins qu’ailleurs, à la routine et aux préjugés.


 

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