Les petites histoires de l'éducation

L’éducation pour sauver la démocratie d’elle-même - leçon de 1899

✒ Alphonse Darlu, Inspecteur général de l’Instruction publique

Dans cet article de 1899, Alphonse Darlu (1849-1921) propose une étude complexe des rapports de la démocratie à la vérité et à la morale. Si l'on nait citoyen, il semble qu'il faille aussi apprendre à le devenir. 

Nous pensons aujourd'hui que la démocratie est un état de civilisation préférable à ceux qui avaient prévalu antérieurement. Ce n’est pas à dire qu’elle soit un état parfait : comme toutes les choses humaines, elle est mêlée de bien et de mal, elle a ses vices et ses dangers contre lesquels il faudra toujours lutter. La civilisation ne s’entretient que par l’effort continuel des hommes les meilleurs.

I. — Qu’est-ce que la démocratie ? Ce mot désigne deux choses :
1° un régime politique dans lequel le pouvoir est exercé d’une façon plus ou moins directe par le peuple ; la République française est un gouvernement démocratique. Dans les démocraties de la Grèce antique, le peuple, réuni sur la place publique, faisait les lois et rendait la justice. Il n’en est pas de même, il s’en faut, dans nos grandes nations modernes ; même dans notre République, le chef de l’État, le Président, les ministres ont leur autorité propre, qui est extrêmement grande, et ils la reçoivent d’un petit nombre d’hommes, sénateurs et députés. Cependant ceux-ci sont élus par le suffrage universel (plus ou moins directement), et par suite, ils sont obligés de tenir compte des intérêts, des désirs, des passions même de leurs électeurs ; de telle sorte que dans les conseils de l’État, avec plus ou moins de retard, malgré les résistances plus ou moins fortes des puissants et des privilégiés, la volonté du peuple, de la masse du peuple, tend à prévaloir.

2° La démocratie désigne aussi, dans un sens encore plus général, un état social dans lequel tous les membres de la société ont les mêmes droits, sont égaux devant la loi, ont accès à tous les emplois, où il n’y a pas de classes, du moins au regard de la loi. Cette réserve est importante, car en réalité, même dans notre société démocratique, nous appartenons à des groupes distincts et même séparés, d’après notre condition de fortune, notre profession, nos relations mondaines, notre éducation. Sans doute, il est parfaitement permis par la loi, et il arrive quelquefois, en fait, qu’un homme passe d’un groupe dans un autre, que, par exemple, il passe de la classe des ouvriers manuels dans la classe des patrons ; mais il faut souhaiter encore plus que ces classes sociales ne soient ni trop marquées ni trop séparées, et qu’elles permettent à des relations de s’établir, à des sentiments de bienveillance, à des aspirations intellectuelles communes de se former et de circuler à travers les différents groupes sociaux d’une même ville, d’un même canton.

Quoi qu’il en soit, l’état social démocratique a été fondé en France par la Révolution de 1789. Il a eu son berceau en quelque sorte dans la Déclaration des Droits de l’Homme. Il s’en faut, pourtant, qu’il se soit établi tout de suite ; il n’a pas cessé de se développer depuis, et il se répand maintenant dans tous les pays, en Allemagne, en Italie, en Angleterre. Il y a d’ailleurs une relation étroite entre l’état social et le régime politique. Un état social démocratique appelle un gouvernement démocratique. Nous voyons que dans les monarchies européennes, à mesure que la société se démocratise, le gouvernement fait une place plus grande au suffrage universel.

Et maintenant, que faut-il penser de la démocratie considérée comme un état social, à notre point de vue qui est le point de vue moral, c’est-à-dire par rapport au perfectionnement de la vie humaine ?


II. — La démocratie est d’abord un grand fait historique, c’est-à-dire un fait nécessaire, lié à des causes générales puissantes. Mais ce n’est pas une raison pour la justifier ni pour l’aimer. Les penseurs savent bien qu’il faut la subir, mais ils peuvent en découvrir les excès, en prévoir les conséquences désastreuses. Taine, par exemple, a considéré la démocratie comme une sorte de décadence de la civilisation. Renan, esprit plus souple, plus flottant, à travers ses contradictions a laissé percer bien des craintes et des répugnances.

Pouvons-nous nous prononcer sur cette grave question ? Le fait nécessaire de la démocratie est-il bon moralement ? Pour répondre, il faut considérer le principe sur lequel repose la démocratie.

Or, elle est fondée sur un principe moral, sur l’idée que toute âme humaine a une valeur absolue, et que, par conséquent, toutes les personnes ont le même droit de développer leurs facultés, de participer aux biens spirituels, à la vie intellectuelle, sans qu’aucune soit forcée de servir de moyen pour les fins d’une autre. Cette idée s’oppose à celle que quelques-uns ont préconisée souvent, Renan par exemple, l’idée que « le genre humain vit pour un petit nombre d’hommes » ; que ce qui compte dans la société, ce sont les grands, les grands de la chair, comme dit Pascal, ou les grands de l’esprit, ceux qui se chargent de penser pour le peuple. Le principe démocratique n’est autre que le principe chrétien : Jésus-Christ est venu sauver tous les hommes individuellement, sans distinction de condition ni de savoir. Seulement le principe chrétien, enfermé dans l’Église, n’a passé que lentement dans la vie politique et n’a triomphé qu’avec la Révolution française.

Donc le principe démocratique est le vrai, et c’est pourquoi nous resterons attachés à la démocratie, quoi qu’il arrive, et nous accepterons toutes les conséquences essentielles du principe :

1° l’élévation de tous les hommes à la vie intellectuelle et morale. La nature a beau se plaire à rendre les intelligences inégales, à ébaucher des cerveaux rebelles à la pensée, la société ne doit pas prendre son parti de l’inertie ou de l’avilissement d’esprit d’une partie du peuple, et elle doit mettre à la portée de tous (surtout à l’âge de l’enfance) les biens les plus précieux de l’esprit : poésie, science, vérités morales ;
2° l’émancipation de tous les hommes de toute servitude, de toute tutelle. Et quand on parle de tous les hommes, il s’agit aussi des femmes. Il est dans l’esprit de la démocratie de leur donner accès aux études et aux professions réservées jusqu’ici aux hommes, et de leur assigner la jouissance de tous les droits civils dans le mariage aussi bien que dans le célibat ;
3° la liberté de la pensée et de la parole, dont la liberté de conscience est la partie la plus essentielle, et qui peut seule affranchir l’individu de la servitude de l’esprit.

Telles sont les conditions de l’état social démocratique. Mais le régime politique républicain est nécessaire pour consacrer et sanctionner toutes ces conséquences. Si le pouvoir politique était placé entre les mains d’un seul homme, bientôt les intérêts de caste opprimeraient les libertés démocratiques et les intérêts majeurs du peuple. Donc la République et le suffrage universel sont les organes essentiels de la société démocratique, et ils nous sont recommandés par le principe moral lui-même.


III. — Et cependant nous pouvons être justement inquiets des dangers auxquels le régime démocratique expose un pays, et le nôtre en particulier. D’abord, au point de vue politique, le suffrage universel est plein de périls qu’il faut voir courageusement. Il est peu éclairé. Il ne distingue pas le vrai du faux, le possible de l’impossible. Il accepte sans critique les promesses les plus irréalisables comme les accusations les plus mensongères. Puis il est facile à corrompre. Aux dernières élections législatives, on assure que, dans telle circonscription, le candidat, au lieu des trois ou quatre mille francs auxquels s’élèvent ordinairement les frais d’une candidature, a dépensé cent mille francs. Enfin, il est inconstant et mobile. Il peut être emporté tout entier dans un sens par un courant imprévu. Qu’on se rappelle la formation du courant boulangiste qui a envahi si brusquement les départements du Nord et de la Seine, balayant toutes les opinions dissidentes, et qui a failli submerger tout le pays. Cela suffit pour donner une idée des difficultés que présente le régime républicain.

Au point de vue social, la forme démocratique de la société donne naissance à des tendances également redoutables. La démocratie tend à abaisser le niveau de l’élite en la pliant aux préjugés et au mauvais goût de la foule. Sous Louis XIV, le poète écrivait pour un public de choix ; aujourd’hui, il veut être applaudi par le peuple entier. L’écrivain de nos jours s’enorgueillit du fort tirage de ses œuvres ; ainsi s’explique cette indiscrète production de romans à sensation qui flattent les goûts les plus grossiers et font la fortune de l’auteur. Un grand poète comme V. Hugo n’a-t-il pas été entraîné souvent à fausser la vérité dans un esprit de popularité, par exemple à représenter le pauvre comme doué de toutes les vertus, et le riche ou le puissant comme prêt à tous les crimes ?

En second lieu, la démocratie, en développant l’esprit d’égalité, favorise l’esprit d’anarchie et l’instinct révolutionnaire. Chacun, devenu attentif à ses droits, est moins disposé que jadis à s’incliner devant une autorité supérieure, sociale ou même morale. Chacun, pénétré de l’idée d’égalité, jette des regards d’envie sur le voisin plus fortuné ou plus haut placé. Quand un ordre social impose l’inégalité des conditions comme une nécessité éternelle, chacun se courbe sous la loi immuable sans presque en souffrir. Fondez une société démocratique, aussitôt le pauvre demande pourquoi il n’est pas à la place du riche, le petit à la place du grand. Je me rappelle le mot d’un déclamateur de réunions publiques qui commençait ainsi ses diatribes : « Si j’étais le gouvernement... » Il nous arrive à tous de parler ainsi, entraînés par le mauvais exemple.

Pour ces raisons, il est presque inévitable que le progrès démocratique s’accompagne d’un mouvement socialiste. Le jour où Luther vint détruire la hiérarchie ecclésiastique, il déchaîna une révolte des paysans contre les seigneurs.

Ainsi la disposition à s’insurger contre toute autorité, à s’affranchir de tout sentiment de respect, à être mécontent de sa condition, à envier ceux qui ont plus d’avantages, tels sont quelques-uns des sentiments que la démocratie tend à éveiller et à développer au fond des âmes ; ces sentiments sont mauvais moralement, ils attristent la vie intérieure, et ils peuvent avoir des conséquences sociales funestes.

IV. — La France souffre de ces maux peut-être plus que les autres peuples parce qu’elle les a devancés dans la voie démocratique. En Allemagne et en Angleterre, la démocratie, d’ailleurs moins avancée que chez nous, trouve en politique une sorte de lest, de contrepoids dans une monarchie populaire. En Angleterre encore, il y a une aristocratie non seulement riche, mais supérieurement instruite, qui dirige les réformes démocratiques elles-mêmes. La société américaine des États-Unis offre peut-être plus d’analogie avec la nôtre ; mais la religion, très vivace là-bas, est une force morale qui prévient ou corrige bien des abus de l’esprit démocratique.

Nous faisons cette expérience de faire vivre une démocratie de 38 millions d’hommes sous un régime républicain, dans des sentiments tout séculiers de patriotisme, d’honneur et de solidarité. Les autres peuples peuvent suivre cette expérience avec un intérêt passionné. Elle n’est pas sans péril pour nous.

Renan a fait cette remarque qu’il y a des peuples qui se sont dévoués pour l’enseignement de l’humanité en risquant leur indépendance. Le peuple juif nous a donné une religion humaine, mais dans cet enfantement il a perdu sa nationalité. L’Allemagne, au temps de la Réforme, a servi une grande cause humaine, la cause de la liberté de conscience ; mais elle est sortie divisée, déchirée de la crise, et son unité nationale a été retardée de plusieurs siècles. La France a fait la Révolution de 89 et a répandu dans le monde l’esprit démocratique ; mais elle a mis comme enjeu dans cette grande partie, et sa prépondérance nationale, et l’intégrité de son territoire ; et aujourd’hui la partie n’est pas gagnée. C’est à nous de veiller à maintenir la patrie française, un ordre social pacifique, un gouvernement fort.

Pouvons-nous indiquer quelques-uns des moyens généraux les plus nécessaires pour y réussir ? Il faudrait régler autrement, organiser le suffrage universel. Question difficile, qui est à l’étude parmi les publicistes et que l’on discutait récemment à l’Académie des sciences morales. Et il faudrait en tout cas l’éclairer. On le pourrait, semble-t-il, par une propagande de raison que feraient autour d’eux, dans leur village ou les quartiers de la ville où ils habitent, des hommes de bonne volonté, nullement enrôlés dans un parti politique, et non pas au moment des élections, mais toute l’année.

Ne conçoit-on pas comme possible de trouver dans un grand nombre de chefs-lieux de canton, dans chaque quartier populaire des grandes villes, un homme éclairé qui réunirait le samedi soir ses voisins, paysans, artisans, ouvriers, pour lire avec eux le journal, et causer des événements du jour ? Et puisqu’il faut bien lire le journal, on doit souhaiter aussi qu’un journal populaire républicain, mais indépendant des partis politiques, largement outillé, mais indépendant des capitalistes qui l’auraient doté, et affranchi du souci des bénéfices, vienne faire auprès du peuple concurrence aux journaux qui sont des entreprises de parti ou d’argent, et qui spéculent sur les goûts les plus grossiers de leur clientèle. Ce besoin est vivement ressenti en ce moment ; l’idée est dans l’air, comme on dit, et peut-être trouvera-t-elle à se réaliser.

En second lieu, l’instruction civique, à l’école primaire déjà, mais surtout à l’école primaire supérieure, à l’école normale, aux cours d’adultes, pourrait se proposer un autre but que de décrire les institutions du pays ; au lieu d’être purement technique, elle devrait être une éducation du citoyen, et faire porter tout son effort sur le point essentiel, vital, qui est d’inculquer aux jeunes esprits les sentiments du citoyen d’un pays libre, à savoir le respect de la légalité, le sens des nécessités de l’ordre public et de la hiérarchie sociale et économique, la déférence et même la reconnaissance dues à ceux qui gouvernent le pays, c’est-à-dire précisément le sentiment de ces principes sociaux avec lesquels il faut absolument que se concilie l’esprit démocratique.

Enfin, c’est à nous qu’il convient surtout de nous efforcer, parce que nous sommes responsables de cela surtout, pour réussir à atteindre, par-delà la mémoire et l’intelligence des enfants, le fond de leur âme, afin d’y éveiller, d’y instituer la conscience, et d’y former la liberté véritable qui ne se distingue pas du sentiment du devoir.

C’est dans la formation des consciences, des consciences libres et responsables, qu’est le grand secret du succès de l’œuvre démocratique, aussi bien que de tous les progrès réels, effectifs de la civilisation.

Alphonse Darlu (1845-1921) était philosophe et pédagogue. Agrégé de philosophie en 1870, il enseigna dans les lycées de Périgueux, Angoulême et Bordeaux avant d’être nommé à Paris en 1882, où il professa au lycée Saint-Louis, puis aux lycées Henri IV et Condorcet, ayant pour élèves Marcel Proust, Léon Brunschvicg et Xavier Léon. Il fut également chargé du cours de psychologie et de morale à l’École normale supérieure de Sèvres, puis de Fontenay-aux-Roses. En 1900, il devint inspecteur général de l’enseignement secondaire et fut nommé inspecteur général honoraire en 1919.

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