Être laïque
Ferdinand Buisson (1841–1932)
Philosophe, pédagogue et homme politique français
Dans cet article de 1903, alors que le gouvernement Combes mène une lutte acharnée contre l’Église, Ferdinand Buisson, philosophe, pédagogue et président de la Ligue de l’enseignement depuis 1902, propose une conception exigeante et positive de la laïcité, fondée sur la raison, la justice et la fraternité. Loin d’être une simple opposition au religieux, elle devient ici un humanisme actif au service du progrès démocratique.
M. Lavisse, dans un article de quelques lignes, tentait naguère de faire la définition de ce terme : « être laïque ». Et il concluait par la formule que voici :
« Être laïque, c’est avoir trois vertus :
« La charité, c’est-à-dire l’amour des hommes ;
« L’espérance, c’est-à-dire le sentiment bienfaisant qu’un jour viendra, dans la postérité lointaine, où se réaliseront les rêves de justice, de paix et de bonheur que faisaient, en regardant le ciel, les lointains ancêtres ;
« La foi, c’est-à-dire la volonté de croire à la victorieuse utilité de l’effort perpétuel. »
Sans serrer de trop près cette transposition en langage moderne des trois vertus théologales, il nous semble que l’on y peut découvrir une idée fondamentale digne d’être méditée.
Si M. Brunetière a pu dire que la Déclaration des Droits de l’Homme est « l’Évangile laïcisé », si Edgar Quinet, dont on a heureusement relu ces jours-ci tant, et de si belles pages, a pu soutenir que les principes de 89 sont comme l’épanouissement du christianisme appliqué à la société civile et en quelque sorte la mise en pratique sociale de la morale évangélique, il était bien permis à M. Lavisse de retrouver sous la forme laïque et démocratique les trois vertus dans lesquelles saint Paul résume l’idéal du chrétien.
Tout homme a besoin de foi, d’espérance et d’amour. À tout homme, il faut ces trois forces pour vivre. Que serait la vie d’un homme qui ne croirait à rien, n’espérerait rien, n’aimerait rien ni personne ? Ce sont comme les trois rayons qui éclairent et qui réchauffent l’âme, qui font éclore la pensée, la volonté et le sentiment, tout ce qui fait l’homme.
On a souvent le tort de définir l’esprit laïque simplement en disant ce qu’il n’est pas. D’où une sorte de signalement négatif, nous apprenant à quoi il s’oppose et non pas à quoi il tend. Ne serait-il pas désirable de creuser un peu plus avant et d’arriver à bien voir les traits positifs de l’esprit laïque ?
Être laïque, n’est-ce pas accepter simplement la tâche d’homme, l’accepter sans humilité comme sans orgueil, telle que la nature nous l’impose ? N’est-ce pas reconnaître qu’il y a un devoir pour l’homme et pour la société, et être résolu à en entreprendre l’accomplissement, soit individuel soit collectif ?
Être laïque, pourrait-on dire encore, c’est se déclarer prêt à vivre selon sa raison et sa conscience, prêt à respecter la raison et la conscience des autres, prêt à faire loyalement et fraternellement société avec quiconque accepte la liberté pour règle et la justice pour but.
Et par suite, être laïque, c’est être à la fois croyant et tolérant : croyant, car on ne peut agir sans principes, il faut bien croire le but possible à atteindre pour se mettre sérieusement à le poursuivre ; tolérant, car chacun, rentrant en lui-même, sent bien qu’il n’est pas infaillible, pas plus qu’impeccable, et qu’il ne peut s’arroger le droit d’imposer à autrui son autorité.
L’esprit laïque ne se perd donc ni dans la sèche négation, ni dans la lutte contre ce qui n’est pas lui, il ne s’absorbe pas non plus dans le rêve et dans l’utopie : c’est un esprit essentiellement pratique ; ce qui ne veut pas dire utilitaire et égoïste.
Au contraire, il suppose autant de souci de l’idéal que peuvent en comporter les doctrines philosophiques, économiques ou religieuses les plus idéalistes. Mais – et c’est là son trait distinctif – il ne se contente pas de rêver, de saluer, de contempler cet idéal dans son inaccessible beauté, il entreprend de le faire passer graduellement et partiellement dans la réalité humaine, de le vivre et de le faire vivre peu à peu, de mettre enfin, jour après jour, dans la vie de l’individu comme dans la vie de la société, un peu plus de justice, un peu plus de bonté, un peu plus de raison.
Par là même, l’esprit laïque est un esprit de progrès, il est toujours en devenir ; il veut demain meilleur qu’aujourd’hui ; il ne consent pas qu’on lui fixe un terme immobile et immuable au-delà duquel il n’y aurait plus rien à faire. À chaque étape dans son long voyage, l’humanité découvre des horizons nouveaux ; la conscience publique du XXe siècle exige de nous des efforts et des sacrifices que les générations antérieures ne soupçonnaient pas, et celles qui nous suivront jugeront sans doute qu’il nous restait beaucoup à faire pour être vraiment une société civilisée.
Mettre cet esprit dans l’éducation, c’est créer au sein de la démocratie des foyers de vie laïque, et c’est en somme – finissons par cette vue de M. Pécaul qui va tout au fond de la question – c’est « former, au plein sens du mot, des personnes, oui, des personnes, et non des mécanismes savants et bien montés, non des mannequins de société modelés et pensant à la mode, mais des personnes ayant une pensée, un sentiment, une volonté à elles, des êtres enfin qui vivent d’une vie propre et qui sèment la vie autour d’eux. »
Ferdinand Buisson
Ferdinand Buisson (1841–1932) est un philosophe, pédagogue et homme politique français, acteur majeur de la laïcisation de l’école sous la Troisième République. Directeur de l’enseignement primaire de 1879 à 1896, il participe aux lois scolaires de Jules Ferry. Il fut président de la Ligue de l’enseignement puis, plus tard, de la Ligue des droits de l’homme, militant pour la paix, la justice et une école publique, gratuite, obligatoire et laïque. Député radical-socialiste, il joue un rôle décisif dans la loi de séparation des Églises et de l’État (1905). Il reçoit le prix Nobel de la paix en 1927, en reconnaissance de son engagement en faveur de la paix et des droits humains.