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Fontenelle et le goût de la science

✒ Arthur Habib-Rubinstein, Rédacteur pour Page Éduc'

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Le XVIIIe siècle est le siècle des Lumières, le XVIIe, celui de la tyrannie politique et religieuse. Fontenelle, né en 1657 et mort cent ans plus tard, est au centre de ce basculement historique que Paul Hazard a appelé crise de la conscience européenne. Rares sont les hommes qui chevauchent deux siècles si différents : Fontenelle naît dans le monde qui a condamné Galilée pour avoir regardé le ciel et Théophile de Viau pour avoir écrit des vers ; il meurt dans celui où triomphent l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert et les conceptions politiques de Jean-Jacques Rousseau.

Il est tout à fait légitime de tirer Fontenelle vers les Lumières et présenter son œuvre de vulgarisation scientifique comme la fondation du projet des encyclopédistes. Observé depuis la fin du XVIIIe siècle, Fontenelle est un prophète du règne de la raison qui, comme Moïse, a aperçu la terre promise mais ne l’a pas atteinte. Mais pourquoi observer ce centenaire uniquement depuis le monde qu’il a laissé en mourant ? Le triomphe des Lumières lors de la Révolution est-il le seul point de vue pertinent pour comprendre l’œuvre du premier grand vulgarisateur scientifique français ?

Fontenelle naît dans un monde où son oncle, Pierre Corneille, est le plus grand dramaturge d’un royaume récemment agité par la Fronde (cf. encadré 1) et abîmé par des décennies de guerre civile (qu’on appelle encore, dans un souci de les minimiser, guerres de religion) et de guerre à ses frontières. Ce monde est également celui laissé par une génération d’écrivains si singulière, les libertins du XVIIe siècle ; ces libre- penseurs, inventeurs de génie, ont exercé une influence importante et particulièrement sous-estimée sur les Lumières. Leurs noms - Viau, Naudé, Sorel, Gassendi, Gramont, La Mothe le Vayer, Dassoucy - n’ont pas l’éclat de ceux de leurs successeurs - Voltaire, Rousseau, Diderot. Le plus connu d’entre eux, Cyrano de Bergerac, ne l’est pas pour sa vie ni pour son œuvre mais pour le personnage qu’il a inspiré à un autre écrivain près de trois siècles plus tard. Peut-on imaginer un instant qu’un personnage, aussi illustre soit-il, usurpe le nom de Voltaire ?

Les libertins du XVIIe ont été traqués, persécutés et emprisonnés par l’ordre que les Lumières ont renversé. Leurs héritiers ne les ont pas réhabilités, ils avaient trop à faire. On les a oubliés. Sans eux pourtant, impossible de comprendre les transformations radicales dont Fontenelle et les encyclopédistes sont les étendards flamboyants. Pour que les Entretiens sur la pluralité des mondes soient un tel succès à leur parution en 1686, il a fallu que la société ait déjà changé et que le goût pour la science se soit propagé ; pour qu’il se propage, fallait-il encore qu’il soit accepté et non pas condamné. Voilà le rôleingrat qui incomba aux libertins du XVIIe siècle : prêcher la liberté d’esprit dans un monde d’ordre, préférer la science au dogme et la curiosité à la soumission. 

C’est à leur époque que la notion de goût commence à prospérer : avoir du goût devient un critère de distinction sociale, les élites européennes s’y éduquent et les intellectuels y consacrent des traités.D’abord affaire de mœurs et d’esthétique, la notion s’élargit peu à peu à la pensée, à la curiosité, à la science elle-même. Hommes de goût qui recherchent simultanément l’aventure, le beau et le savoir, les écrivains libertins inventent et réhabilitent des formes littéraires. Cyrano de Bergerac compose le premier récit de science-fiction en langue française lorsqu’il imagine qu’il visite la Lune et ses habitants. Pour Théophile Gautier, écrivain romantique et ami de Victor Hugo, ce sont sans aucun doute les textes de Cyrano qui « ont donné à Fontenelle l’idée de ses mondes. »[1] Chez Fontenelle comme chez Cyrano, la conversation est la modalité privilégiée d’exposition des théories scientifiques et des rêves les plus fantaisistes à propos des extraterrestres. Dans le contexte de l’expansion et de la colonisation européenne, de la découverte - ou plutôt de la construction - de peuples nouveaux jugés inférieurs, ces dialogues reflètent le problème posé par l’altérité, la peur - ou le désir - de devenir les sauvages d’êtres inconnus qui peuplent d’autres mondes.

Chez Cyrano, la conversation sert également à remettre en question les dogmes religieux, en mettant dans la bouche de personnages lunaires des déclarations d’athéisme qui auraient pu lui valoir le bûcher. Ce geste, chez Cyrano, reste fictionnel. Chez Théophile de Viau, il est devenu biographique. Pour des vers jugés impies, il a passé plus de deux ans dans un cachot de la Conciergerie, le même qu’avait occupé le régicide Ravaillac. Viau a payé son ton libre et irrévérencieux, Viau a payé la forme la plus spontanée de liberté, l’inconscience. Lorsqu’il écrivait

Je veux faire des vers qui ne soient pas contraints, /Promener mon esprit par de petits desseins,/ Chercher des lieux secrets où rien ne me déplaise,/ Méditer à loisir, rêver tout à mon aise, /Employer toute une heure à me mirer dans l'eau,/ Ouïr comme en songeant la course d'un ruisseau,/ Écrire dans les bois, m'interrompre, me taire,/ Composer un quatrain, sans songer à le faire.[2]

il formulait de la manière la plus charmante qui soit le projet révolutionnaire de penser sans entraves. Fontenelle, plus prudent - a-t-il appris des attaques lancées contre ces aînés ? - ne s’en est jamais pris de front à la religion.

Je crois que le désir de liberté, plus encore que celui de vérité, fonde ce goût pour la science, liberté de penser, d’imaginer, de rêver à son aise, même contre les dogmes et les certitudes. Fontenelle, Cyrano et Théophile, chacun à sa manière, a cherché des mondes nouveaux, réels ou fictifs. Lire Fontenelle à côté de ces figures oubliées, c’est restituer à la science son origine polémique : elle est une forme d’insubordination. Les États et empires de la Lune de Cyrano de Bergerac, qui ont probablement inspiré les Entretiens, et les poèmes de Théophile de Viau, dont la liberté de ton a irrigué tout le XVIIᵉ siècle, rappellent que la curiosité n’est pas innocente. Elle engage, elle expose, elle dérange. Elle est une forme de courage.

 

Arthur Habib-Rubinstein

 

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[1] Théophile Gautier, Les Grotesques (1844)

[2] « Élégie à une dame »

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