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Cyrano de Bergerac est-il allé sur la lune ?

✒ Arthur Habib-Rubinstein, Rédacteur pour Page Éduc'

Biographie 

Savinien de Cyrano de Bergerac naît à Paris en 1619 et est baptisé le 6 mars de cette année. Son père est avocat au Parlement de Paris et possède deux fiefs, Mauvières et Bergerac dans l’actuel département des Yvelines. L’origine occitane du personnage de la pièce d’Edmond Rostand n’est pas une pure invention ; pendant longtemps, on a cru que Cyrano était originaire du Perigord, comme l’affirme notamment l’écrivain Théophile Gautier dans Les Grotesques (1844). Cyrano étudie à Paris au collège de Beauvais, fréquente les dépots de boisson et les maisons de jeu et rencontre à dix-sept ans le poète Charles Coypeau d’Assoucy, qui devient vraisemblablement son amant. En 1639, il s’engage avec son ami Henri le Bret dans la compagnie Royale commandée par le baron Alexandre Carbon de Castelanjou ; entouré de gascons, il adopte le nom de Cyrano de Bergerac. Célébré par ses pairs pour sa bravoure et son habilité au duel - le Bret raconte qu’il eut l’audace d’attaquer cent hommes qui attendaient un de ses amis à la porte de Nesle et qu’il en blessa deux et en tua deux autres - il participe aux sièges de Mousson et d’Arras où il reçoit, en 1640, un coup d’épée à la gorge qui met fin à sa carrière militaire. Cette blessure clôt la partie héroïque de la vie de Cyrano. De retour à Paris, il entre au Collège de Lisieux en 1641, où il suit les cours de l’illustre Gassendi, l’un des plus grands scientifiques et philosophes du temps. Il y rencontre le jeune Molière et l’écrivain Claude-Emmanuel Luillier, dit Chapelle, dont il devient probablement l’amant. Il fréquente alors plusieurs figures majeures du libertinage érudit, parmi lesquelles Tristan L’Hermite, qui devient son ami et qu’il qualifie, dans les États et empires de la Lune, de « seul Poète, seul Philosophe et seul Homme libre ». Cyrano mène alors une vie mêlant liberté sexuelle, athéisme et libre exercice de l’imagination et de la philosophie. S’il compose des oeuvres dès les années 1640, dont Le Pédant Joué, comédie en prose dont Molière a plagié la scène de la galère dans Les Fourberies de Scapin (et notamment la célèbre réplique « qu’allait-il faire dans cette galère ? »), Cyrano ne publie que très peu. Son premier texte imprimé est une introduction provocatrice au poème Le Jugement de Pâris de son ami Charles Dassoucy, intitulée « Au sot lecteur et non au sage ». Il est sans doute impliqué dans la Fronde et aurait écrit plusieurs mazarinades, ces pièces à charge contre le cardinal Mazarin, protecteur du jeune Louis XIV et de sa mère, la régente. Il participe aux querelles littéraires du temps, signe des préfaces aux oeuvres de ses amis et se brouille avec certains, dont Dassoucy. En 1653, passé sous la protection du duc d’Arpajon, il publie un volume qui comporte Le Pédant joué et une tragédie, La Mort d’Agrippine. Représentée à l’Hôtel de Bourgogne, cette dernière fait scandale à cause de la profession d’athéisme d’un des personnages. Ses oeuvres majeures, Les États et empires de Lune et Les États et empires du soleil, ne sont publiées en 1657, deux ans après sa mort, survenue le 28 juillet 1655, sans doute des conséquences d’un accident survenu quelques mois plus tôt - une poutre lui était tombée sur la tête chez le duc d’Arpajon - et de l’affaiblissement provoqué par la syphilis, qu’il a contracté dans les années 1640. Sans les deux vers de Boileau sur son compte dans L’Art poétique (J’aime mieux Bergerac et sa burlesque audace /Que ces vers où Motin se morfond et se glace.) et les articles de Charles Nodier (1831) et de Théophile Gautier (1840), Edmond Rostand n’aurait jamais lu sur le compte de ce poète si particulier et le nom de Cyrano de Bergerac serait tombé dans l’oublie.

Pourtant, selon Théophile Gautier, c’est « son Voyage à la lune et son Histoire comique des états empires du soleil ont donné à Fontenelle l’idée de ses mondes ». Ces utopies extraordinaires, fruits de la lecture des oeuvres de Lucien de Samosate (Histoires vraies, IIe siècle) et de Francis Godwin (L’Homme dans la lune, 1638), racontent le voyage du narrateur sur la Lune et le Soleil et sa rencontre avec les peuples qui les habitent.Le narrateur s’élève dans les cieux grâce à des fioles de rosée fixées à sa ceinture. Arrivé sur la lune, tout s’inverse : les êtres y sont géants et marchent à quatre pattes, prennent notre Terre pour la Lune, jugent la virginité scandaleuse et utilisent la poésie comme monnaie ; les anciens obéissent aux jeunes, la mort est un moment joyeux et choisi et l’imagination guérit les maladies. Guidé par le démon de Socrate - le génie qui aurait inspiré le premier des philosophes - le narrateur débat de tout avec ces hommes d’un autre monde. Au siècle des expéditions dans les Amériques, ces voyages imaginaires sont une autre manière d’aborder l’expérience radicale de l’altérité.

L’ascension ou comment le narrateur rejoint la Lune

Le narrateur s’élève dans les cieux grâce à des fioles de rosée fixées à sa ceinture mais les fioles sont vides et il est contraint d’abandonner sa machine. Craignant de tomber et mourir, il constate avec ravissement que son élévation vers la lune continue.

Lorsque je ne songeais plus qu’à laisser ma tête sur celle de quelque montagne, je sentis (sans que je remuasse aucunement) mon élévation continuée, et ma machine, prenant congé de moi, je la vis retomber vers la Terre.

Cette aventure extraordinaire me gonfla le cœur d’une joie si peu commune que, ravi de me voir délivré d’un danger assuré, j’eus l’impudence de philosopher là- dessus. Comme donc je cherchais des yeux et de la pensée ce qui en pouvait être la cause, j’aperçus ma chair boursouflée, et grasse encore de la moelle dont je m’étais enduit pour les meurtrissures de mon trébuchement ; je connus qu’étant alors en décours, et la Lune, pendant ce quartier, ayant accoutumé de sucer la moelle des animaux, elle buvait celle dont je m’étais enduit, avec d’autant plus de force que son globe était plus proche de moi, et que l’interposition des nuées n’en affaiblissait point la vigueur.

Quand j’eus percé, selon le calcul que j’ai fait depuis, beaucoup plus des trois quarts du chemin qui sépare la Terre d’avec la Lune, je me vis tout d’un coup choir les pieds en haut, sans avoir culbuté en aucune façon ; encore ne m’en fusse-je pas aperçu, si je n’eusse senti ma tête chargée du poids de mon corps.

Je connus bien à la vérité que je ne retombais pas vers notre monde ; car encore que je me trouvasse entre deux Lunes, et que je remarquasse fort bien que je m’éloignais de l’une à mesure que je m’approchais de l’autre, j’étais assuré que la plus grande était notre globe, parce qu’au bout d’un jour ou deux de voyage, les réfractions éloignées du Soleil, venant à confondre la diversité des corps et des climats, il ne m’avait plus paru que comme une grande plaque d’or.

Cela me fit imaginer que je baissais vers la Lune, et je me confirmai dans cette opinion quand je vins à me souvenir que je n’avais commencé de choir qu’après les trois quarts du chemin.

« Car, disais-je en moi-même, cette masse étant moindre que la nôtre, il faut que la sphère de son activité ait aussi moins d’étendue, et que par conséquent j’aie senti plus tard la force de son centre. »

Pistes d’exploitation 

Que signifie pour le narrateur le fait de « choir les pieds en haut » ?

Cela signifie qu’il tombe vers la Lune, mais tête en bas, une sensation liée à la gravité lunaire différente de celle de la Terre.

Pourquoi le narrateur est-il sûr qu’il ne retombe pas vers la Terre, mais bien vers la Lune ? 

Parce qu’il voit la Terre comme une grande plaque d’or et ressent la force gravitationnelle de la Lune, surtout après avoir dépassé les trois quarts du chemin.

 

 

Prolongement - Cyrano, Fontenelle, se rendre sur la lune

Ci-dessous un extrait du Troisième soir des Entretiens sur la pluralité des mondes (1686) de Bernard le Bouyer de Fontenelle au sujet de la difficulté de voyager de la Terre à la Lune. Dans ces dialogues imaginaires, qui mêlent la galanterie et la vulgarisation scientifique, un astrologue explique à son hôte, la marquise de G***, les systèmes de Descartes et Copernic et lui expose toutes les raisons de croire que la lune et les autres planètes sont habitées. Immense succès à leur parution, ces entretiens sont cette année au programme du Bac français. 

Le grand éloignement de la lune à la terre serait encore une difficulté à surmonter qui est assurément considérable ; mais quand même elle ne s’y rencontrerait pas, quand même les deux planètes seraient fort proches, il ne serait pas possible de passer de l’air de l’une dans l’air de l’autre.

L’eau est l’air des poissons ; ils ne passent jamais dans l’air des oiseaux, ni les oiseaux dans l’air des poissons. Ce n’est pas la distance qui les en empêche, c’est que chacun a pour prison l’air qu’il respire. Nous trouvons que le nôtre est mêlé de vapeurs plus épaisses et plus grossières que celui de la lune. À ce compte, un habitant de la lune, qui serait arrivé aux confins de notre monde, se noierait dès qu’il entrerait dans notre air, et nous le verrions tomber mort sur la terre.

— Oh ! que j’aurais d’envie, s’écria la marquise, qu’il arrivât quelque grand naufrage, qui répandît ici bon nombre de ces gens-là, dont nous irions considérer à notre aise les figures extraordinaires !

— Mais, répliquai-je, s’ils étaient assez habiles pour naviguer sur la surface extérieure de notre air, et que de là, par la curiosité de nous voir, ils nous pêchassent comme des poissons, cela vous plairait-il ?

— Pourquoi non ? répondit-elle en riant. Pour moi, je me mettrais de mon propre mouvement dans leurs filets, seulement pour avoir le plaisir de voir ceux qui m’auraient pêchée.

— Songez, répliquai-je, que vous n’arriveriez que bien malade au haut de notre air ; il n’est pas respirable pour nous dans toute son étendue, il s’en faut bien : on dit qu’il ne l’est déjà presque plus au haut de certaines montagnes ; et je m’étonne bien que ceux qui ont la folie de croire que des génies corporels habitent l’air le plus pur ne disent aussi que ce qui fait que ces génies ne nous rendent que des visites et très- rares et très- courtes, c’est qu’il y en a peu d’entre eux qui sachent plonger, et que ceux-là même ne peuvent faire, jusqu’au fond de cet air épais où nous sommes, que des plongeons de très-peu de durée.

 

 

Questions de comparaison

Comment Fontenelle et Cyrano expliquent-ils, à partir d’observations ou de croyances sur la nature (l’air pour Fontenelle, la gravité pour Cyrano), les difficultés ou les conditions du voyage entre la Terre et la Lune ?
Fontenelle s’appuie sur une observation analogique (les poissons enfermés dans l’eau, incapables de respirer l’air des oiseaux) pour souligner que chaque être est « prisonnier » de son milieu (l’air qu’il respire), rendant le passage entre la Terre et la Lune impossible malgré la distance physique. Cyrano, quant à lui, utilise la croyance populaire selon laquelle la Lune « suce la moelle » des animaux pour expliquer une force d’attraction (la gravité) qui attire le narrateur vers la Lune, rendant possible l’ascension. Alors que Fontenelle met en avant l’impossibilité matérielle du voyage, Cyrano transforme cette croyance en principe physique permettant de franchir la distance.

En quoi les démarches respectives de Fontenelle et Cyrano illustrent-elles deux approches différentes de la science face au voyage vers la Lune ?
Fontenelle adopte une démarche prudente et raisonnée, soulignant les difficultés physiques et les limites du voyage, insistant sur ce que la science ne permet pas encore. Cyrano, au contraire, fait de la science un instrument au service de l’aventure et de l’imagination : il utilise les lois physiques, même approximatives ou populaires, pour simplifier le voyage du narrateur et rendre crédible une ascension miraculeuse. La science devient alors un trésor d’imagination qui ouvre la porte au merveilleux.

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