Les conseils de rentrée ... en 1884
Dans cet article, Charles Defodon, rédacteur en chef du Manuel général de l’instruction primaire, livre une série de recommandations aux instituteurs à l’occasion de la rentrée des classes. Il insiste sur l’importance du premier jour, moment décisif pour établir l’ordre et la répartition du travail, et s’attarde sur la situation des « nouveaux » élèves, la structuration des cours et la juste considération du rôle des maîtres.
Rien de tel qu’une école le jour de la rentrée des classes. C’est un véritable renouvellement : toute la ruche bourdonne et travaille. Les maîtres sont, comme on dit, tout feu et toute flamme ; du côté des élèves, livres nouveaux, cahiers nouveaux, plumes nouvelles, bonne volonté toute nouvelle aussi. Mais qui ne sait que bien souvent ce beau mouvement ne va pas au-delà de quelques jours ? De la première page du cahier à la huitième ou à la dixième, la différence est grande, et le maître, lui aussi, comme déçu d’espoir et fatigué d’un élan dans le vide, retombe bien souvent dans la routine et le ronron.
Il ne faut pas trop s’étonner de ces très fâcheux résultats. Les instituteurs ne sont pas faits autrement que les autres hommes, et tous, si nous n’y veillons, l’accoutumance nous énerve et nous assoupit. Ceux-là seuls gardent des forces pour marcher et monter toujours, qui savent se défendre contre eux-mêmes de la lassitude, des retours en arrière ou de ce monotone piétinement sur place qui retient encore plus loin du but que les retours en arrière.
Or, la rentrée des classes est, suivant un mot bien connu, « le moment psychologique » de ces précautions. Elles sont vieilles comme l’art d’enseigner, mais il n’est pas toujours inutile de rappeler des vieilleries qu’on est trop prompt à oublier.
D’abord, il faut, dès le premier jour, que l’école soit ordonnée. Je ne parle pas d’un règlement, que je suppose établi, et que les « nouveaux » seuls peuvent ignorer, j’ai en vue l’ordre dans les classes.
Mais je viens de prononcer ce mot : les « nouveaux », et il appelle une courte digression. La situation des nouveaux qui entrent dans une école n’est pas celle des nouveaux d’un internat. Ils ont moins à souffrir de « l’âge sans pitié », et les brimades, grâce à Dieu, sont inconnues dans nos écoles primaires. Mais les maîtres s’occupent-ils assez de ces recrues scolaires ? On les interroge quelques minutes pour savoir où les caser, quand leur âge ou les renseignements des parents n’indiquent pas suffisamment le rang qu’ils doivent prendre, et tout est dit, ou à peu près. De quelles précieuses lumières le maître pourrait s’éclairer sur la nature, sur le caractère de ces petits, si, sans qu’il y parût, et même quand il y paraîtrait, il les distinguait de la foule pour les observer et les étudier, avant qu’ils ne soient devenus, comme les autres, des écoliers, avant qu’ils n’aient pris le ton et les allures de la maison ! Sans compter qu’il leur faciliterait ainsi — et c’est son devoir — un apprentissage toujours pénible, si bien réglée que soit cette maison.
Je reviens maintenant à mon premier point. Il faut, ai-je dit, que le maître, dès le premier jour, s’il ne veut s’exposer à des mécomptes, établisse de l’ordre dans les classes ; qu’il y ait autant de divisions qu’il en faut et pas plus, et que ces divisions ne chevauchent point l’une sur l’autre. Cela serait bientôt fait, si l’on s’en rapportait à la tradition et aux règlements généraux. Toute école — il s’agit ici de l’école primaire élémentaire — comprend normalement trois cours : élémentaire, moyen, supérieur. Préposez, si vous voulez, au cours élémentaire un cours d’initiation pour les tout-petits, qui devraient être à part dans une école enfantine ; dédoublez ensuite chacun de vos cours en deux sections, dont l’une, la plus forte, attirera à elle, par l’émulation, les meilleurs éléments de l’autre, mais sans qu’il y ait toutefois entre le plus fort de celle-ci et le plus faible de celle-là une distance assez grande pour que les devoirs et les exercices ne puissent pas être communs : voilà ce que vous dit la raison, ce que vous commandent aussi les programmes. Moins de trois cours, vous ne remplissez pas ces programmes ; plus, vous éparpillez, vous pulvérisez, vous exténuez l’enseignement. Et la réalité répond à ces prescriptions. Suivant l’expression vulgaire, il n’y a, dans une école primaire, que trois espèces d’écoliers : ceux qui ne sont point débrouillés, ceux qui se débrouillent, ceux qui sont débrouillés. Et il est, au bout du compte, facile de meubler ces trois cases. Oui, mais voici un père qui vient vous dire : « Vous n’allez pas, je suppose, placer mon Pierre avec Lucien et Adolphe ; il a deux ans de plus qu’eux. — Mais, monsieur, Pierre n’en sait pas plus que Lucien et Adolphe. — Cela ne fait rien ! » Ce terrible « cela ne fait rien », venant d’une bouche autorisée, j’entends autorisée en dehors des choses scolaires, Dieu sait combien il a bouleversé d’écoles ! Et qu’est-ce encore quand, de lui-même, l’instituteur s’acharne à garder, dans sa première classe, le fils de M. le maire ou le fils de M. le percepteur, donnant ainsi prise à M. l’adjoint ou à M. le conseiller municipal pour y faire aussi mettre les leurs, quand ils devraient être, régulièrement, dans la seconde ou dans la troisième. Une école où l’on fait de telles acceptions de personnes ne peut être, à tous les points de vue, qu’une mauvaise école ; il faut que les maîtres le sachent bien.
Je voudrais encore, sur cette question, m’en prendre à un autre préjugé, quoique sachant bien que je n’ai guère chance d’avoir gain de cause. Il y a, de par l’usage, dans nos écoles à plusieurs maîtres, une certaine gradation de fonctions : le maître de la première classe, je veux dire de la classe des plus grands, est censé être supérieur au maître de la classe moyenne, et de même celui-ci est censé être supérieur au maître de la classe élémentaire. Quelquefois même, à ces différences d’emplois, qui ne supposent pas toujours des différences de services, correspondent des différences de traitements. Cette hiérarchisation, au point de vue pédagogique, est parfaitement absurde. Une bonne leçon n’est pas plus facile à faire dans le cours moyen que dans le cours supérieur, et la direction éducative ne s’y pourrait distinguer. Si vous ne réduisez pas la classe des petits, comme cela a lieu trop souvent, à un pur mécanisme, ce serait justement celle-là qui demanderait le plus de délicatesse, le plus de souplesse, le plus de véritable hauteur d’esprit ; dans tous les cas, faite n’importe comment, c’est toujours la plus chargée, par suite la plus pénible, donc la plus méritante ; et c’est celle, je dirai le mot, qu’on méprise le plus et qu’on paye le moins. Il serait, au commencement de l’année scolaire, extrêmement utile que le directeur d’une grande école ne fût pas astreint à subir les conséquences de cette ridicule hiérarchisation, et qu’il pût confier chacun des cours à celui des maîtres qu’il jugerait le plus capable de le bien faire. Il faudrait qu’il en fût ainsi, mais, encore une fois, je suis absolument certain que le préjugé l’emportera.
La question n’intéresse, d’ailleurs, qu’un nombre relativement assez restreint d’écoles ; mais dans toutes, petites et grandes, il faut que, dès le premier jour, les matières de l’enseignement soient exactement et sévèrement réparties. Ici nous avons pour guides les programmes officiels et aussi les tableaux départementaux déterminant les heures de chaque exercice. Mais le maître sait bien que cela ne lui suffit pas, qu’il lui faut en quelque sorte, pour ne se trouver ni débordé dans la suite de ses leçons, ni trop pressé par le temps, tailler d’abord, dans les programmes, de larges coupures, des coupures mensuelles, par exemple, qui lui permettent de ménager à chaque partie des matières le nombre d’heures approprié à leur importance, sans que d’une matière à l’autre, ou dans une même matière, ceci absorbe indûment cela, et en se faisant d’ailleurs des réserves suffisantes pour les révisions et les récapitulations. C’est en vue de cette nécessité qu’à défaut d’indications officielles destinées à toutes les écoles, et en nous rapportant à celles qui ont été spécialement publiées, avec une si haute autorité, dans le département de la Seine, nous avons publié, pour toutes les parties du programme, des divisions mensuelles que nous suivons nous-mêmes d’ordinaire, que nous allons suivre, cette année encore, dans la partie scolaire du Manuel général. À défaut de celles-là ou d’autres semblables, il est indispensable que le maître trouve sur sa route ces jalons qui lui signalent un temps d’arrêt ou d’accélération suivant le besoin ; il faut même qu’il descende aux divisions de semaines, et, dans chaque semaine, aux divisions quotidiennes, pour fixer et limiter chaque leçon, ou tout au moins un étroit ensemble de leçons. Et, s’il en est ainsi, cela ne revient-il pas, en définitive, à lui demander, non le fameux « journal de classe », puisque le mot a mal réussi et que la chose a été mal comprise, mais un travail correspondant à un agenda journalier, non officiel, ni destiné à être réclamé et inspecté, soit par un directeur, s’il s’agit d’un maître adjoint, soit par l’inspecteur primaire ; tout intime, au contraire, et fait, si l’on peut dire, pour soi et pour sa conscience ? Le maître y inscrirait, avant sa classe, le sujet qu’il veut traiter, et, sous telle forme qui lui conviendrait personnellement, la manière dont il croit devoir le traiter, les points qui lui paraissent les plus importants, les recherches qu’il a dû s’imposer et dont il désire garder la trace ; le soir, il y indiquerait ce qu’il aurait fait et, bons ou mauvais, les résultats obtenus. Cela semblera peut-être long ; mais, quand le moindre industriel, le moindre artisan doivent tenir, de par la loi, une comptabilité régulière, parfois fort compliquée, ne faut-il pas aussi que le maître, non obligatoirement, nous le répétons, mais sous le contrôle de sa responsabilité propre, tienne, lui aussi, rigoureusement et scrupuleusement, ce qu’on pourrait appeler le registre moral de sa classe ? Il est vrai que, par compensation, nous verrions sans aucun regret éliminer de ses obligations journalières ou périodiques telles ou telles paperasseries, dont l’utilité ne nous paraît pas absolument incontestable et qui lui prennent un temps précieux. Mais ce n’est pas ici le lieu de traiter cet autre sujet ; nous aurons occasion d’y revenir.
Tels sont, dans leur ensemble, les conseils que nous croirions devoir donner aux maîtres pour cette époque de l’année.
Charles Defodon
Charles Defodon (14 mai 1832 - 18 février 1891) est un pédagogue français à l’influence importante. Il a contribué à de nombreuses réformes, y compris l’amélioration de l’éducation des filles. Collaborateur puis directeur du Manuel général de l’instruction primaire, il s’y distingue par son style direct. Après une carrière de professeur libre à Paris, Charles Defodon devient professeur à l’école normale de la Seine. Il a a ainsi formé de nombreux instituteurs. Il rejoint l’inspection primaire en 1885 et devient membre du Conseil supérieur de l’instruction publique en 1889.
