Les petites histoires de l'éducation

Chanjon l'Ortografe ! - Pour une justice de l'écrit en 1900

✒ Paul Passy, linguiste

Figure centrale de la bataille pour la simplification de l’orthographe française au tournant du siècle, le linguiste et professeur Paul Passy défend ici une réforme radicale visant à faire correspondre strictement les sons aux lettres, afin de faciliter l’acquisition de la lecture et de l’écriture. Le texte que nous publions est la retranscription, par un inspecteur d’académie, d’une conférence qu’il donna en 1900 sur ce sujet.

 

L’orateur, prenant tout d’abord le ton de la plaisanterie, a cru devoir déclarer que ses opinions sur l’orthographe ne dérivent en aucune façon des théories anarchistes. Bien que profondément imbu des doctrines démocratiques, il ne pense pas que l’égalité absolue puisse régner jamais parmi les hommes. Selon lui, certaines différences subsisteront toujours entre les membres de la société humaine : celles, précisément, qui nécessitent la vie sociale (différences de force, d’aptitudes, etc.) ; mais il est d’autres inégalités que rien ne justifie, et qui, par suite, sont appelées à disparaître. M. Paul Passy attribue à l’orthographe la création d’une de ces inégalités absurdes autant qu’injustes.

Actuellement, le bon langage, écrit ou parlé, semble inhérent aux bonnes manières, voire même aux bonnes mœurs : aussi les fautes d’orthographe sont-elles considérées, le plus souvent, comme l’un des principaux indices d’une éducation négligée. Or, peut-on, d’après l’orthographe seule, apprécier, soit au point de vue intellectuel, soit au point de vue moral, la valeur d’un individu ? Le vulgaire copiste qui, du matin au soir, transcrit des actes, des lettres, des factures, dépense-t-il, dans l’accomplissement de sa tâche quotidienne, plus d’intelligence qu’il n’en faut à l’ouvrier ciseleur, au mécanicien, au charpentier, au tailleur de pierres ? Non, sans aucun doute. Et pourtant, de ceux-ci à celui-là, quelle distance ! Le copiste a les mains blanches et il connaît l’orthographe ; que sa science aille ou n’aille pas au-delà, peu importe : les préjugés de notre époque lui assignent une supériorité notoire sur l’ouvrier, l’homme aux mains calleuses, qui n’a pas eu le temps d’apprendre l’orthographe ou l’a désapprise au bout de quelques années, faute de pratique.

Si l’on simplifiait l’orthographe, s’il était permis d’écrire les mots tels qu’on les prononce, cette inégalité, toute factice, ne tarderait pas à disparaître ou, du moins, à s’atténuer d’une manière sensible. Du même coup, affirme M. Passy, tomberait l’une des barrières qui, depuis un demi-siècle, se sont dressées entre les ouvriers et la bourgeoisie, c’est-à-dire entre deux classes dont les origines sont communes et qui n’ont rien à gagner en se combattant.

D’après l’orateur, la simplification de notre orthographe serait donc une nécessité d’ordre social. Mais, dit-il, ce n’est pas seulement à cet égard qu’elle s’impose. Les idées que résume cette formule : « l’instruction intégrale », ont fait rapidement leur chemin ; elles ont déjà reçu un commencement d’application. Les programmes de l’enseignement primaire se sont beaucoup élargis, et il est possible qu’on y ajoute bientôt des matières nouvelles : la sténographie, les éléments d’une langue étrangère, etc. (Fasse le ciel que les prévisions de M. Passy ne se réalisent pas !)

D’autre part, un mouvement d’opinion très accentué s’est produit contre le surmenage des élèves. Comment instruire l’enfant sur tout ce qu’il doit savoir, ou plutôt sur tout ce que la société actuelle veut qu’il sache, et cela sans excéder la limite de ses forces, sans le dégoûter du travail, sans briser le ressort de sa faible volonté ? Réviser les programmes, les réduire, en ce qui concerne chaque faculté, aux éléments indispensables : telle est, selon M. Passy, l’unique solution que comporte ce grave problème. Or, ce qu’il faut simplifier en premier lieu, c’est l’étude de la langue maternelle. Que de temps on gagnerait en débarrassant l’orthographe de ses innombrables difficultés ! Quatre ou cinq heures par semaine, sinon davantage. À l’ennuyeuse et sempiternelle dictée, on pourrait alors substituer maint exercice vraiment profitable au développement de l’intelligence.

L’intérêt pédagogique, aussi bien que l’intérêt démocratique, exigerait, par conséquent, cette réforme. Elle importe en outre, dit le conférencier, au point de vue patriotique. Dans les siècles passés, la langue française jouissait d’une grande faveur chez les nations étrangères. De nos jours, malheureusement, il n’en est plus ainsi. L’allemand et surtout l’anglais lui font une victorieuse concurrence. Même en certains pays où elle régnait naguère sans conteste, elle perd du terrain peu à peu. En Belgique, par exemple, elle recule devant le flamand. Pourquoi ? Parce que l’orthographe flamande est beaucoup moins compliquée que la nôtre. Du reste, bon nombre de linguistes étrangers, des Américains et des Suédois entre autres, se sont proposés de simplifier leur langue maternelle. Il ne faut pas que la France se laisse devancer dans cette voie. Si nous voulons que la langue française se répande par le monde, il est de toute nécessité que nous réformions au plus vite notre orthographe.

Après avoir montré combien lui semble importante cette question des réformes orthographiques, l’orateur expose et combat une à une les principales objections qu’on lui a faites. Son argumentation implique une vive critique de notre langage écrit. Il y a, dit-il, en français, 37 sons ou articulations, mais les signes ou combinaisons de signes à l’aide desquels on les représente se chiffrent par centaines. Tel son, comme le son in, s’écrit de plus de vingt manières différentes : in, im, yn, ym, ain, aim, ein, eim, hin, ingt (vingt), aine (vainc), etc.

Cette diversité, répondent les partisans de l’orthographe actuelle, a ses raisons : elle éclaire la linguistique sur les origines et les transformations des mots. Par exemple, en dérivant physique et non fizique, nous faisons ressortir l’origine grecque du terme. L’orthographe phonétique sacrifierait l’étymologie et, conséquemment, toute l’histoire de notre langue.

M. Passy déclare que cette objection est mal fondée. D’abord, suivant lui, l’étymologie n’est pas du domaine de l’enseignement primaire ; elle ne présente quelque intérêt que pour une certaine catégorie de savants. Bien souvent, d’ailleurs, l’orthographe moderne ne donne sur la filiation des mots que des indications vagues, trompeuses même. Le dqui se trouve dans le mot poids peut faire croire que ce substantif vient du latin pondus. Erreur : poids vient de pensum et, par suite, devrait se terminer en ois, comme mois, qui vient de mensem. Antérieurement au XVIᵉ siècle, on écrivait poisou poys : « des fortunes qui adviennent à soi-même, les unes sont d’aucun pois et notables et donnent aide ou empêchement à bonnes opérations » (Oresme). L’orthographe par un d, qui date du XVIᵉ siècle, résulte d’une fausse étymologie.

La consonne φ de l’alphabet grec se traduit-elle toujours, en français, par le signe ph ? Non, puisque fantôme, fantaisie, mots d’origine hellénique, s’écrivent par un f. Le ch dur correspond à la lettre grecque χ : et pourtant le χ de la racine chol(bile) de choléra disparaît dans têtu ou tôle. Dès lors, à quoi bon le ph et le ch dur ?

Le substantif tôle, né du latin tabula (table), devrait s’écrire taule ; mais, pour ce mot, comme pour beaucoup d’autres, la forme la plus simple, la forme populaire, a prévalu contre la forme savante. Rapprochez encore oreille (du latin auriculum) et, d’autre part, auriculaire, etc. M. Passy conclut de ces faits que si, d’une manière générale, l’o surmonté d’un circonflexe remplaçait au, la logique ne saurait désapprouver cette substitution.

Il est bon de remarquer aussi que la structure définitive d’un grand nombre de mots résulte soit d’une mauvaise prononciation, soit d’une confusion d’idées. Que de fois n’avons-nous pas entendu dire : des eslatues, des esculptures, l’a initiale suivie d’une consonne prenant ainsi la valeur de la syllabe es ? Cette prononciation incorrecte nous explique le changement de la racine spec (voir, observer : spectacle) en espe dans le mot espèce ; l’altération de la racine sta (fixité, immobilité : station, stable) dans les mots état, établir, établissement, qu’on écrivait jadis estai, establir, establissement ; et une foule de transformations du même genre.

Bonheur vient du latin bonum augurium : pourquoi l’h ? Parce qu’à une certaine époque on s’est imaginé que bonheuréquivalait à bonne heure. D’autre part, le latin hora (heure) a produit la conjonction or, comme le latin homo (homme) nous a donné le pronom indéfini on. Donc, où l’étymologie demande un h, nous omettons cette lettre, et, par contre, nous la plaçons où elle n’a que faire.

Nous n’en finirions pas, s’il nous fallait énumérer toutes les bizarreries de notre langue écrite. Pourquoi deux n dans honneur et une seule dans honorable ? Pourquoi deux r dans charrue et une seule dans chariot ? Ces exemples, appuyés de mille autres, prouvent que l’orthographe usitée en nos écoles ne respecte d’une manière absolue ni l’étymologie ni le bon sens ; aussi n’est-elle pas rigoureusement admise par tous les littérateurs. Dans la Revue des Deux Mondes, le mot temps s’écrit tems ; les mots en -ant perdent le s au pluriel (un enfant, des enfans ; un poste vacant, des postes vacans).

— Et les homonymes, disent encore les partisans de l’orthographe académique, comment les distinguerez-vous en écrivant les mots tels qu’ils se prononcent ? — Un peu de réflexion et d’habitude, répond M. Passy, nous permettront de ne pas les confondre. Les enfants auront moins de peine à les discerner qu’ils n’en ont à discerner les significations différentes de vos homographes. Et puis, quand ils auront à écrire des phrases comme celle-ci : Nous portions des portionsLes poules du couvent couvent — l’orthographe phonétique leur fera distinguer aisément le substantif et le verbe. Dans cette phrase isolée : Le tisserand a de bons fils, est-il possible de voir si le mot fils représente le pluriel de fils ou le pluriel de fil ? Ici, avec l’orthographe phonétique, toute ambiguïté s’évanouit.

Mais, reprennent les contradicteurs de M. Passy, à supposer que la réforme dont vous vous faites l’apôtre n’ait rien d’illogique, est-elle réalisable ? En France, comme ailleurs, la prononciation varie suivant les localités : nous aurons donc l’orthographe picarde, l’orthographe normande, l’orthographe auvergnate, etc. Laquelle adopterez-vous ? — Nous adopterons, dit l’orateur, la prononciation qui est admise officiellement aujourd’hui.

Dernière objection : notre langage écrit, quelque singulier qu’il puisse être, a été consacré par l’usage. Que pouvons-nous contre l’usage ? — L’usage ! s’écrie M. Passy, c’est de vous, c’est de moi, c’est de tout le monde qu’il dépend. Que l’orthographe simplifiée devienne populaire, elle triomphera sans difficulté de l’orthographe classique.

La rendre populaire : telle est la question. Cette œuvre, déclare le conférencier, ne peut être menée à bien que si les instituteurs y travaillent. Il conseille aux maîtres de l’école primaire d’enseigner la lecture dans les petites classes à l’aide de l’écriture phonétique. Dès que l’enfant saurait lire, on lui ferait écrire les mots de deux façons : d’abord comme on les prononce, puis conformément à l’orthographe habituelle. Il y a lieu de croire que la comparaison de ces deux orthographes le déterminerait, quand il aurait quitté l’école, à se servir exclusivement de la plus simple. Et de la sorte, au bout d’un certain nombre d’années, la réforme orthographique serait accomplie.

Nous venons de résumer la conférence de M. Paul Passy. Afin d’en préciser les conclusions pratiques, nous extrayons des statuts de deux Sociétés — l’Association phonétique des professeurs de langues vivantes et la Société de réforme orthographique (M. Paul Passy est président de la première et secrétaire provisoire de la seconde) — les passages suivants :

« Ce qu’il faut étudier dans une langue étrangère, ce n’est pas le langage plus ou moins archaïque de la littérature, mais le langage parlé de tous les jours.

Le premier soin du maître doit être de rendre parfaitement familiers aux élèves les sons de la langue étrangère. Dans ce but, il se servira d’une transcription phonétique, qui sera employée à l’exclusion de l’orthographe traditionnelle pendant la première partie du cours.

La Société de réforme orthographique a pour but l’introduction dans la langue française d’une orthographe plus rationnelle et plus pratique que celle qui est actuellement en vigueur. Elle fait appel à toute personne qui favorise un changement quelconque de notre orthographe.

Le conseil se compose d’un nombre de membres variables, élus par l’assemblée générale.

Le conseil nommera deux comités : un comité pédagogique et un comité populaire.

Le comité pédagogique devra poursuivre l’introduction, dans les écoles, de méthodes phonétiques de lecture, considérées simplement comme moyen plus rapide d’arriver à la lecture de l’orthographe usuelle. Selon que ses fonds le permettront, il fera publier de ces méthodes de lecture en divers alphabets, afin de comparer les résultats obtenus et de se prononcer définitivement en faveur d’une méthode. Incidemment, il favorisera le développement de la science phonétique, de la sténographie, de l’enseignement phonétique des langues étrangères en France et du français à l’étranger. Il entrera en rapport avec les sociétés qui poursuivent ces buts en France ou à l’étranger, notamment la Société française de sténographie, l’Association phonétique et la Quousque tandem.

La commission populaire s’efforcera de propager dès maintenant une orthographe simplifiée, ne différant pas assez de l’orthographe usuelle pour trop choquer les préjugés.

Règles de l’orthographe simplifiée :
1° Supprimer l’h muette : onneur, téâtre ;
2° Écrire f pour ph : filozofe, fénix ;
3° Écrire i pour y employé pour un seul i : analize, oxijène ;
4° Dans le corps des mots, remplacer ç, c doux et l doux par s, g doux par j, s doux par s : forse, acsion, venjanse, maizon ;
5° Quand on hésite sur l’orthographe d’un mot, l’écrire comme il se prononce.

(L’emploi de cette orthographe est facultatif.) »

Paul Passy (1859-1940), linguiste français de premier plan, fut une figure majeure du combat pour une réforme de l’orthographe. Professeur à l’École pratique des hautes études, il est notamment connu pour avoir fondé en 1886 l’Association phonétique internationale, réunissant des professeurs de langues du monde entier. Il est également l’un des fondateurs de l’Union des socialistes chrétiens, faisant de lui une figure importante du catholicisme social.

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