Rendre la lecture accessible à tous, l'engagement de l'Association Valentin Haüy
L’Association Valentin Haüy (AVH), fondée en 1889 par Maurice de La Sizeranne, porte le nom d’un pédagogue français qui créa en 1785 la première école pour aveugles, où étudia Louis Braille. Reconnnue d’utilité publique depuis plus d’un siècle, l’AVH défend les droits des personnes déficientes visuelles, favorise leur autonomie, leur formation, leur insertion, et promeut l’accès à la culture et à l’écrit. La médiathèque de l’association propose aujourd’hui plus de 95 000 adaptations pour les personnes aveugles, malvoyantes ou présentant des troubles cognitifs ou du langage.
Nous avons rencontré Nadège Miklas et Antoine Loritte, bibliothécaires spécialisés dans l’adaptation des ouvrages pour les publics empêchés, pour discuter des missions de l’association et des enjeux de l’accessibilité à la culture.
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Histoire et missions de l’association
Comment les lois récentes sur le handicap ont-elles affecté le travail de l’association et de la médiathèque ?
Les lois sur le handicap ((2005) et d’exception au droit d’auteur pour les personnes porteurs d’un handicap (2006), puis les extension de l’exception handicap (2016 et 2018), ont considérablement élargi notre champ d’action. Elles nous permettent de proposer nos ressources non seulement aux personnes aveugles et malvoyantes, mais également à celles qui souffrent de troubles cognitifs ou du neurodéveloppement. C’est une transformation majeure de notre action mais qui respecte notre mission d’origine : défendre les droits des personnes souffrant de troubles les empêchant de lire, et promouvoir l’accès à l’écrit et au patrimoine littéraire mondial
L’esprit de l’AVH, hérité de Maurice de La Sizeranne, est-il toujours présent ?
Absolument. Nous œuvrons toujours pour l’autonomie des personnes déficientes visuelles : accès à la culture, à la communication, formation pour l’insertion au Centre de Formation et de Rééducation Professionnelle (CFRP). Nous mettons à disposition des outils adaptés aux déficiences visuelles via notre magasin en ligne, testés par le CERTAM, qui évalue les technologies pour les personnes malvoyantes. Nous proposons aussi un service social, des comités de proximité et des établissements d’accueil et de travail. L’innovation reste au cœur de nos missions.
Comment le numérique a-t-il transformé votre travail ?
Le numérique a révolutionné l’accès aux livres : les livres audio et le braille numérique permettent à nos bénéficiaires d’être autonomes via notre site Éole. Nous continuons toutefois à accompagner ceux qui sont moins technophiles, au téléphone ou sur place. La voix de synthèse a enrichi notre chaîne d’adaptation et nos collections puisqu’il arrive que nous manquions de bénévoles sur certains domaines en particulier, notamment en sciences humaines.
L’exclusion de l’écrit se traduit-elle aujourd’hui par une fracture numérique ?
Oui, l’information et le commerce passent largement par le numérique. Ne pas y avoir accès, c’est exclure une partie importante de la société. Nous travaillons donc à rendre nos sites et documents accessibles et formons les professionnels des bibliothèques. Le CERTAM milite activement pour l’accessibilité numérique, auprès du grand public et des pouvoirs publics. Nous avons notamment mené une campagne sur l’inadaptation des captchas aux personnes atteintes de troubles visuelles. Insistons également sur le fait que les réseaux sociaux ne sont absolument pas pensés pour des personnes atteintes de troubles visuels.
Adaptations des ouvrages
Quels services et compétences participent à l’adaptation des ouvrages ?
Nous avons deux services principaux :
- PAON : adaptation des documents numériques en braille ou voix de synthèse, environ 1 500 à 2 000 ouvrages par an.
- Centre d’enregistrement : environ 400 bénévoles enregistrent les livres en voix humaine, également 1 500 à 2 000 ouvrages par an. Les enregistrements se font en studio ou à domicile.
Concrètement, qu’est-ce qu’« adapter un livre » ?
Cela consiste à transformer un livre imprimé ou numérique en version audio, braille numérique ou braille papier. Les livres audio sont au format Daisy, permettant de modifier la vitesse, de chapitrer, de reprendre là où l’on s’est arrêté, ou de synchroniser texte et audio pour les voix de synthèse. On peut dire que ce format se rapproche le plus possible de l’expérience de lecture sur livre imprimé. Le braille numérique se lit via des plages brailles, et nous imprimons également en braille papier à partir de ces fichiers. Nous ne proposons pas de formats ou d’adaptation particulières pour les personnes ayant un TND mais nous avons dans nos collections des livres en FAL (facile à lire) en audio. La lecture intégrant à la fois le texte et l’audio sont particulièrement bien adaptés à ce type de personne.
Combien de temps prend l’adaptation d’un ouvrage et quels sont les critères ?
En voix de synthèse, l’adaptation peut être réalisée en une semaine si l’éditeur fournit les fichiers numériques. En voix humaine, cela prend entre 2 et 6 mois. Nous avons une charte des collections : nous couvrons tous les genres, sauf ceux incitant à la haine. Les ouvrages scientifiques ou illustrés sont plus difficiles à adapter, notamment pour les formules, graphiques et images. La gestion des notes de bas de page pose également un vrai défi. Un exemple particulièrement saillant des difficultés posés par ce type d’ouvrages, ce sont les notes de bas de page. Où les intégrer ? Certains lecteurs les lisent au fil de la lecture, d’autres lorsqu’ils finissent la phrase, le chapitre, le livre. En audio, c’est un choix difficile et une difficulté énorme pour retranscrire un ouvrage : si on ne les intègre pas, on prive l’auditeur de ressources essentielles de l’ouvrage, si on les intègre au fil de l’oeuvre, on nuit à la fluidité de l’expérience et force l’auditeur à adopter un mode de lecture qui ne serait peut-être pas le sien.
Les ouvrages dont les images et les illustrations font partie intégrante du récit (albums, mangas, livres d’art, etc…), ne peuvent être adaptés sans description d’image, que nous ne faisons pas pour le moment.
Comment accéder aux ressources de l’AVH ?
Notre catalogue est consultable sur Éole, mais l’inscription est obligatoire pour le téléchargement. Les utilisateurs doivent fournir un justificatif de leur handicap ou des difficultés de lecture. Pour les enseignants, un changement est prévu en 2026 : ils pourront s’inscrire eux-mêmes en tant que référent par établissement et n’auront plus besoin de se connecter à partir de l’espace de leurs élèves atteints de troubles.
Les éditeurs collaborent-ils facilement ?
Oui, surtout depuis que la loi et le traité international de Marrakech (2013) imposent la mise à disposition des fichiers numériques des ouvrages récents via la plateforme PLATON. Quelques éditeurs restent récalcitrants, mais la collaboration s’améliore.
Vos différents publics ont-ils des retours différents ?
Les publics plus âgés privilégient souvent la voix humaine. Ces retours orientent nos choix entre voix humaine et synthèse. Nous améliorons continuellement le rendu des livres pour tous.
Jeunes publics
Quelle est la part d’enfants parmi vos bénéficiaires ?
Les enfants représentent près de 60 % des nouveaux inscrits à la médiathèque depuis trois ans.
Comment l’accès aux ressources de l’AVH aide-t-il ces enfants à l’école et dans leur quotidien ?
L’audio permet la compréhension et l’acquisition de l’information, favorisant l’inclusion scolaire. Le braille reste indispensable pour les jeunes déficients visuels. Pour les plus jeunes, la description d’images est essentielle, et l’IA offre de nouvelles pistes, comme avec l’outil Be My Eyes. Comme dit précédemment, nous ne faisons pas encore de description d’image ; il s’agit d’un axe d’amélioration et de travail important pour nous.
Avez-vous des exemples concrets sur le terrain ?
Les enseignants nous racontent que nos adaptations permettent aux élèves en difficulté de lire toute la sélection du Prix des Incorruptibles et de participer pleinement aux discussions et votes. Cela renforce leur plaisir de lire et leur inclusion. Ces retours motivent notre travail et le développement de la littérature jeunesse dans nos collections.
Quels partenariats soutiennent ce travail ?
Depuis 12 ans, l’AVH collabore avec le Prix des Incorruptibles. Nous travaillons également avec le ministère de l’Éducation nationale, notamment pour l’opération « Un livre pour les vacances ». L’année dernière, nous avons reçu l’agrément de l’Éducation nationale.
Invisibilisation du handicap
Dans une tribune publiée dans Le Monde en 2022, Sylvain Nivard, président de votre association, alarmait sur l’exclusion des personnes aveugles et malvoyantes de la révolution numérique. Cette exclusion, expliquait-il, entérine l’échec de la loi Handicap de février 2005, qui pose le principe de l’accessibilité aux personnes handicapées des « services de communication au public en ligne des services de l’État, des collectivités territoriales et des établissements ». L’accès numérique s’est-il amélioré pour les personnes aveugles et malvoyantes ?
Pas vraiment. Même les sites gouvernementaux ne sont pas entièrement accessibles, et les sites privés sont encore moins attentifs. Les solutions techniques existent, mais la priorité est souvent l’esthétique plutôt que l’inclusion.
Les personnes malvoyantes restent-elles invisibles dans les politiques culturelles ?
Oui, malheureusement. Dans d’autres pays, l’accessibilité des livres est prise en charge par les pouvoirs publics, ce qui donne un impact plus fort. En France, ce rôle repose sur les associations, la nôtre en particulier, financées par des dons privés. Nous recevons une subvention du Ministère de la Culture pour l’édition adaptée et les Agences régionales de santé (ARS) soutiennent les établissements de prise en charge. Cela dit, le niveau de financement public est faible, ce qui est une exception en Europe.
Les figures publiques et personnages déficients visuels sont-ils représentés ? Que Bernard Villiot, auteur malvoyant, ait remporté cette année le Prix des Incorruptibles représente-t-il un pas en terme de représentation ?
C’est une bonne chose mais le tableau général est tout de même alarmant : la visibilité est essentielle pour que les jeunes puissent s’identifier et les personnes atteintes d’un handicap sont très peu représentées dans notre société, alors même qu’elles représentent, tous handicaps confondus, près de 25% de la population. On observe toutefois une augmentation de personnages de littérature jeunesse avec handicap définis par d’autres qualités que leur handicap, ce qui est un progrès.
Quel message adresseriez-vous aux institutions culturelles ?
La France dispose de l’expertise, mais il manque des moyens et une véritable volonté publique. Depuis juin 2025, les sorties littéraires doivent être rendues accessibles par les éditeurs : c’est un début, mais loin d’être généralisé. Nous l’avons déjà dit, mais notre association dépend majoritairement du mécénat, contrairement à nos homologues européens. Pour une action efficace et véritablement inclusive, il faudrait que l’État fournisse une aide significative.
Tableau 1 : Lois et cadres légaux impactant l’AVH
Année / Loi / Traité | Contenu / Objectif | Impact sur l’AVH / médiathèque |
2005 : Loi Handicap | Pose le principe de l’accessibilité pour les personnes handicapées (ex. services de communication au public en ligne des services publics). | Renforce la mission historique de l’AVH, cadre légal pour l’accessibilité numérique et à la lecture. |
2006 : Exception handicap (initiale) | Première extension du droit d’auteur pour faciliter l’accès aux œuvres aux personnes empêchées de lire pour cause de handicap. | Permet à l’AVH d’adapter certains ouvrages légalement, avant extension de 2016. |
2013 : Traité de Marrakech | Traité international visant à faciliter l’accès des œuvres publiées aux personnes aveugles, malvoyantes ou ayant d’autres difficultés de lecture. | Oblige la France à fournir les fichiers numériques des ouvrages récents ; renforce le cadre légal de collaboration avec les éditeurs. |
2016 : Extension de l’exception handicap | L’exception au droit d’auteur s’étend à toute personne empêchée de lire en raison d’un handicap (dys, neurodéveloppement…). | Élargissement majeur du champ d’action de la médiathèque : plus de bénéficiaires, nouveaux formats (FAL, audio, braille). |
2018 : Renforcement / nouvelle loi | Élargit encore le champ des bénéficiaires et facilite l’accès aux fichiers numériques pour l’adaptation des ouvrages. | Accélère l’accès légal aux fichiers numériques, simplifie le travail du PAON et du Centre d’enregistrement. |
Tableau 2 : Actions de l’AVH pour les enseignants
Action / Service | Description | Impact pour les enseignants et élèves |
Inscription sur Éole | Catalogues consultables en ligne, inscription obligatoire pour télécharger les ouvrages. | Permet aux enseignants d’obtenir légalement les livres adaptés pour leurs élèves. Changement prévu en 2026 : enseignants pourront s’inscrire eux-mêmes comme référent par établissement. |
Livres adaptés pour les élèves | Livres audio (voix humaine ou synthèse), braille numérique et papier, FAL. | Facilite l’inclusion des élèves déficients visuels ou avec TND dans le travail scolaire et la lecture personnelle. |
Formats Daisy et synchronisation texte/audio | Livres audio ajustables en vitesse, chapitrés et synchronisés. | Permet aux enseignants d’utiliser ces ressources pour le travail de lecture, compréhension et étude en classe. |
Partenariat avec le Prix des Incorruptibles | Sélection annuelle des livres adaptée pour enfants avec troubles de lecture. | Les enseignants peuvent faire participer tous leurs élèves au projet, favorisant l’inclusion et la participation aux votes et discussions. |
Formation et accompagnement pédagogique | Conseils et formations sur l’usage des outils et technologies adaptées. | Permet aux enseignants d’utiliser efficacement les ressources pour différents profils d’élèves, y compris ceux avec TND ou troubles dys. |
Description d’images et outils IA (Be My Eyes) | Développement futur pour rendre les images accessibles. | Les enseignants pourront intégrer plus facilement des contenus illustrés pour leurs élèves déficients visuels. |
Soutien technique et social | Assistance via CERTAM et service social. | Aide les enseignants à résoudre les problèmes techniques liés à l’accès aux livres adaptés et à accompagner leurs élèves dans leur utilisation. |
Cadre légal et justificatifs | Inscription nécessite justificatifs médicaux ou scolaires pour les élèves. | Assure le respect des règles légales tout en permettant l’accès aux ressources adaptées dans le cadre scolaire. |
