Les petites histoires de l'éducation

Pasteur est mort, vive Pasteur

✒ Gaston Paris, académicien

Ce texte est extrait du discours de réception de Gaston Paris à l’Académie française, où le philologue et historien de la littérature médiévale succède à Louis Pasteur en 1897. Pour rendre hommage au plus grand savant de son temps, il célèbre la science comme une quête morale et spirituelle, fondée sur la recherche patiente et désintéressée de la vérité. Pour Gaston Paris, la science n’est pas seulement une méthode de connaissance, mais une école de droiture et d’élévation intérieure.

 

La science, Messieurs, a plus d’un objet et plus d’une méthode, et ce n’est pas seulement dans les laboratoires qu’elle poursuit sa tâche infinie. Vous vous rappelez les discours que prononcèrent, il y a vingt ans, dans l’une des plus mémorables séances qu’ait vues cette glorieuse coupole, Louis Pasteur, de cette place même, et Ernest Renan, qui le recevait. Ces deux grands hommes, que rien ne rapprochait si ce n’est leur ardent amour de la vérité, y échangèrent des paroles inoubliables. Ce fut comme un dialogue, d’un sommet à l’autre, entre deux voyageurs qui, parvenus à la même hauteur par des chemins différents, se décriraient avec un ravissement égal les horizons que chacun d’eux contemple de son point de vue. Pasteur proclama la grandeur de la méthode expérimentale, seul instrument infaillible de la découverte ; Renan revendiqua pour la critique historique et philosophique la part qui lui revient dans la conquête et la défense du vrai : à l’esprit de géométrie, qui venait de s’affirmer avec éclat, il opposa l’esprit de finesse, qui s’insinue où l’autre n’a pu jusqu’ici pénétrer. Tous deux, en somme, sous des formes diverses, portèrent le même témoignage, que leur vie entière, consacrée à la science et illustrée par elle, proclamait plus haut encore que leurs paroles.

 Cette science, pourtant, dont Pasteur fut le prêtre et le prophète, cette science à qui l’on doit tant de merveilles, on l’accuse de n’avoir pas tenu des promesses dont les unes ont été faites par des représentants qu’elle désavoue, dont les autres ne pourront se réaliser qu’avec le temps. On lui reproche surtout de ne pas être en état de fournir à l’humanité la direction morale dont elle a besoin. La science pourrait répondre qu’elle n’étend pas si loin son empire, et que d’autres forces, qu’elle ne nie pas, sont appelées à faire dans l’ordre du sentiment et de l’action ce qu’elle fait dans l’ordre de la connaissance. Mais elle peut, et à bon droit, comme l’affirmait Pasteur, prétendre à sa large part dans cette direction morale elle-même. S’il n’est malheureusement pas certain qu’en montrant dans l’instinct social la vraie base de la morale elle assure à cet instinct la prédominance sur les instincts égoïstes, il est certain qu’en rapprochant les hommes, en sapant les barrières qui les séparent encore, elle rend plus facile et montre plus prochaine la civilisation du monde entier ; en augmentant le bien-être et la sécurité, en atténuant l’âpreté de la lutte pour l’existence, elle ne contribue pas seulement au bonheur des hommes : par cela même qu’elle tend à rendre plus légère la servitude des besoins matériels, elle tend à donner plus de douceur aux cœurs, plus d’essor aux âmes, plus de dignité aux consciences. En déracinant, partout où elle s’implante, les préjugés, causes de tant de haines, et les superstitions, sources de tant de crimes, elle défriche le champ où pourra germer et fleurir la semence que trop d’épines étouffent, que trop de rocailles stérilisent... Toutefois, disons-le bien haut, ce n’est pas là qu’est son grand bienfait moral il est dans la disposition d’esprit qu’elle prescrit à ses adeptes ; il est dans son objet même, la recherche de la vérité. Tout ce qui se dit et se fait contre elle se dit et se fait, qu’on le sache ou non, contre la recherche de la vérité.

 La vérité ? disent les adversaires de la science ; mais la science ne la donne pas ; elle déclare elle-même qu’elle exclut de ses conceptions « la considération de l’essence des choses, de l’origine du monde et de ses destinées », c’est-à-dire les seuls objets qui importent réellement à la pensée et à la conscience : la formidable question : Quid est veritas ? est toujours sans réponse. Si par « vérité » on entend la vérité absolue, la réponse ne viendra jamais. Nous savons bien que la vérité absolue n’est pas faite pour l’homme, puisqu’elle embrasse l’infini et que l’homme est fini ; mais nous savons aussi que ce qu’il y a de plus noble en lui, c’est d’aspirer sans cesse à cette vérité relative dont le domaine peut s’agrandir indéfiniment, et débordera peut-être un jour la zone où nos espérances les plus hardies en marquent aujourd’hui les limites. L’esprit qui s’est assigné pour tâche de collaborer à cette grande œuvre, qui, sur un point quelconque, travaille à diminuer l’immense inconnu qui nous entoure pour accroître le cercle restreint du connu, qui s’est soumis à la règle sévère et chaste qu’impose cet auguste labeur, cet esprit est devenu par là même plus haut, plus pur, plus désintéressé ; il a rompu, souvent au prix de luttes cruelles, avec l’erreur capitale qui est la racine de tant d’autres erreurs et que Pasteur aimait à signaler en empruntant les termes de Bossuet : « Le plus grand dérèglement de l’esprit est de croire les choses parce qu’on veut qu’elles soient. » Ce dérèglement, commun presque à tous les hommes, et si naturel en eux qu’il faut une peine infinie et des efforts longuement poursuivis pour y échapper, ce dérèglement dont les conséquences, faites-y bien attention, sont aussi périlleuses à la moralité qu’au jugement, la critique scientifique seule est en état de le corriger. Cette même critique, en nous apprenant combien il nous est difficile d’atteindre la moindre parcelle de vérité, nous enseigne une salutaire méfiance de nous-mêmes, nous fait sentir le besoin de la collaboration des autres, et nous inspire pour ceux qui, dans les lieux les plus divers, travaillent à l’œuvre commune, de l’estime et de la sympathie ; car si rien ne divise les hommes comme la croyance où ils sont respectivement de posséder la vérité, rien ne les rapproche comme de la chercher en commun.

 Mais la science, dans les milieux où elle est honorée et comprise, ne restreint pas aux savants eux-mêmes le bienfait moral qu’elle confère : elle répand dans des cercles de plus en plus étendus l’amour de la vérité et l’habitude de la chercher sans parti pris, de ne la reconnaître qu’à des preuves de bon aloi, et de se soumettre docilement à elle. Or, je ne crois pas qu’il y ait de vertu plus haute et plus féconde à inculquer à un peuple. Et, permettez-moi de le dire avec la franchise que me commandent les principes mêmes que je viens d’exposer, je ne crois pas qu’il y ait de peuple auquel il soit plus utile de l’inculquer que le nôtre. Est-ce tout à fait à tort qu’on nous accuse de laisser trop facilement prendre une injuste prédominance à la forme sur le fond, au sentiment sur la raison ; d’avoir des partis pris auxquels nous nous attachons en nous refusant à en examiner les bases ; de dédaigner l’exactitude, que nous traitons volontiers de pédantisme ; d’être complaisants aux illusions qui flattent nos désirs, indulgents aux exagérations ou même aux mensonges qui amusent notre malignité ou caressent nos passions ; d’être, enfin, toujours portés à « croire les choses parce que nous voulons qu’elles soient » ? Je ne le pense pas, et je crois que ces tendances, qui sont dangereuses et pourraient devenir funestes, tiennent en partie à ce que l’esprit scientifique n’est pas assez répandu parmi nous. Là est à mon avis la source de quelques-uns de nos plus grands maux. Tout le monde les voit, ces maux qui nous divisent et nous diminuent, et les plus généreux esprits de notre temps s’efforcent à l’envi d’y porter remède. On dit à la jeunesse : « Il faut aimer, il faut vouloir, il faut croire, il faut agir », sans lui dire et sans pouvoir lui dire quel doit être l’objet de son amour, le mobile de sa volonté, le symbole de sa croyance, le but de son action. « Il faut avant tout, lui dirais-je si j’avais l’espoir d’être entendu, aimer la vérité, vouloir la connaître, croire en elle, travailler, si on le peut, à la découvrir. Il faut savoir la regarder en face, et se jurer de ne jamais la fausser, l’atténuer ou l’exagérer, même en vue d’un intérêt qui semblerait plus haut qu’elle, car il ne saurait y en avoir de plus haut, et du moment où on la trahit, fût-ce dans le secret de son cœur, on subit une diminution intime qui, si légère qu’elle soit, se fait bientôt sentir dans toute l’activité morale. Il n’est donné qu’à un petit nombre d’hommes d’étendre son empire ; il est donné à tous de se soumettre à ses lois. Soyez sûrs que la discipline qu’elle imposera à vos esprits se fera sentir à vos consciences et à vos cœurs. L’homme qui a, jusque dans les plus petites choses, l’horreur de la tromperie et même de la dissimulation est par là même éloigné de la plupart des vices et préparé à toutes les vertus. »

 Tel est, Messieurs, l’enseignement que donne la science à ceux qui la servent d’un cœur pur et à ceux qui la comprennent comme elle doit être comprise. Il se dégage avec une incomparable puissance de la vie et de l’œuvre de votre glorieux confrère, et si son grand exemple contribue, comme on ne peut en douter, à propager parmi nous le culte de la science et de la vérité, il aura servi par là, autant que par ses immortelles découvertes, cette patrie qu’il a tant aimée.


Gaston Paris (1839-1903) est un philologue romaniste et médiéviste français. En 1866, il fonde la Revue critique d’histoire et de littérature et s’attache à doter la France d’une philologie romane aussi rigoureuse scientifiquement que celle développée en Allemagne. En 1870, il crée la revue Romania, qui s’intéresse aussi bien à la littérature médiévale qu’aux patois et à la tradition populaire, recueillant contes, légendes et chansons du peuple. Professeur à l’École pratique des hautes études, président de la Société de linguistique et de la Société d’anthropologie de Paris, il est élu à l’Académie française en 1896.

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