La parole des chercheurs

Qui a peur de la Dark romance ?

✒ Conversation avec Annie Rolland, psychologue clinicienne.

À la suite de son entretien avec Sylvie Servoise lors du colloque de PageÉduc’ (retranscription à retrouver ici : https://www.page-educ.fr/article/la-litterature-n-abime-pas-l-esprit-elle-l-enrichit ), Annie Rolland, psychologue clinicienne et autrice de Qui a peur de la littérature ado ? (Thierry Magnier, 2008), a poursuivi la discussion avec le public autour d’un sujet qui suscite aujourd’hui autant de fascination que d’inquiétude : la Dark romance.Avec les participantes et participants, elle a interrogé la popularité de ce genre, les représentations qu’il véhicule et l’influence qu’il peut avoir sur les jeunes lectrices qui s’y plongent souvent avec intensité.

 

Sylvie Servoise - Charles Dantzig rappelait ce matin que la littérature n’est pas seulement faite de mots, mais aussi d’images. Or nous savons à quel point il est essentiel de donner accès aux « bonnes images » aux enfants et aux adolescents, surtout face à la masse d’images violentes ou déformantes liées à la sexualité auxquelles ils sont exposés. Vous vous êtes également intéressée à un autre type de littérature, dont le nom même évoque quelque chose de beaucoup moins lumineux : la Dark romance. Elle ne s’adresse pas, en principe, aux enfants ni même aux collégiens — même s’il existe, on le sait, de très jeunes lectrices. La vision de la sexualité qu’elle propose est très éloignée de celle, tâtonnante et parfois jubilatoire, que l’on peut trouver dans certains titres de la collection « L’Ardeur ». Ce n’est pas une vision idéalisée, certes, mais nous basculons ici dans quelque chose de beaucoup plus sombre, qui semble aller à rebours des discours actuels sur les violences sexuelles faites aux femmes. La représentation des personnages féminins y est, pour le moins, dégradante et avilissante. A-t-on envie que les jeunes filles d’aujourd’hui lisent ce type de littérature ? Vous disiez tout à l’heure qu’un lecteur peut s’identifier « contre », mais jusqu’à quel point cela vaut-il ici, quand les héroïnes vivent des situations qui relèvent parfois de l’extrême ? Et, question provocatrice : allez-vous jusqu’à vous faire l’avocate de la Dark romance ?

 

Annie Rolland - Non, évidemment non. Et ma réponse tient d’abord à un motif très simple : je n’y ai pris aucun plaisir de lecture. J’ai trouvé cela agaçant, ennuyeux — mais ce jugement relève de mes goûts personnels, et ils ne doivent pas, en théorie, intervenir dans une analyse.En lisant sur le sujet et en confrontant différents points de vue, j’ai constaté que la plupart des discours hostiles à la Dark romance étaient, au fond, des discours très élitistes : ils attaquent moins les contenus que la forme, le style, la qualité littéraire.

Reste la question du contenu, et là, la critique est légitime. Vous l’avez dit : cette littérature semble contredire les avancées sociales et politiques concernant les droits des femmes. En lisant Captive de Sarah Rivens, j’ai effectivement trouvé une complaisance sociologiquement problématique à l’égard des violences faites aux femmes.

Mais un élément, sur le plan psychologique, a retenu mon attention dès les premières pages. Le discours de la narratrice, Ella, m’a immédiatement rappelé celui que j’entends trop souvent dans mon cabinet : le discours inaugural d’une femme victime de violences conjugales qui vient consulter pour la première fois. C’est un discours très stéréotypé, construit autour du constat des coups, décrit avec une banalité glaçante. Ce que j’ai retrouvé dans Captive, c’est précisément cette banalité du mal. C’est cela qui m’a frappée, bien plus que la violence en elle-même.

Le problème n’est donc pas tant l’existence de personnages masculins monstrueux — les adolescentes qui lisent ne sont pas naïves, loin de là. Elles sont critiques, elles font la part des choses. Ce qui m’interroge, c’est ce que révèle cette littérature sur notre époque.

Au fond, je me demande si la Dark romance n’est pas le symptôme d’une société en fin de cycle. Certains amis m’ont dit que j’étais bien optimiste en postulant que le monde masculiniste, qui opprime et humilie les femmes, est un monde en train de mourir. Peut-être. Mais j’ai envie de croire que ce vieux monde touche à sa fin. Et, comme tous les monstres qui meurent, il se débat violemment pour rester en vie.

Alors oui : peut-être que la Dark romance est le symptôme de ce vieux monde à l’agonie. Je le formule comme une question, pas comme une certitude.

 

Question de la salle -  Ce n’est pas vraiment une question, mais une réaction à votre propos sur la censure autour de la sexualité adolescente. Cette censure ne commence pas avec la littérature ado : elle est déjà très présente dans les livres pour les plus jeunes. Je pense notamment à Tous à poil, un album absurde et réjouissant, qui a pourtant déclenché de vifs débats dès lors qu’il montrait simplement le corps de manière positive. Dès que la représentation du corps est bienveillante, certains responsables politiques — qui ne s'intéressent habituellement guère à la culture — s’empressent de vouloir interdire. Il y a là, me semble-t-il, une volonté de freiner l’esprit critique dès la petite enfance.

 

A. R. - Tous à poil montre effectivement à quel point vous avez raison : le corps est subversif. La nudité est subversive. Cela mérite d’être interrogé. Dans un chapitre de mon prochain livre consacré au corps, j’essaie justement de questionner ce qui est considéré comme « pornographique » et ce qui ne l’est pas — en particulier quand il s’agit de très jeunes enfants. Tous à poil est un album que l’on trouve, ou que l’on devrait trouver, dans les écoles primaires et les CDI. J’espère qu’il y est toujours, et que les équipes ne se sont pas laissé impressionner par les rodomontades d’un homme politique en quête de visibilité.

 

Question de la salle - Bonjour, et merci pour votre intervention sur la Dark romance. Je voulais revenir sur un point : les maisons d’édition ont aujourd’hui une vraie responsabilité. Cette littérature se vend énormément et se retrouve entre les mains de très jeunes lectrices, sans aucun cadre ni information. J’en ai parlé avec des parents qui sont ravis de voir leurs enfants lire, sans avoir la moindre idée de ce qu’elles lisent. Rien n’indique la présence de scènes de violence, y compris de violences sexuelles. Cela pose problème.

 

A.R. - Vous avez raison, et c’est là que le politique réapparaît. Avec la Dark romance, nous ne sommes plus tout à fait dans le champ de la littérature telle que nous l’entendons ici ; nous sommes dans celui d’une industrie qui pèse lourd, avec des enjeux de parts de marché considérables.

C’est pourquoi je parlais de symptôme : la Dark romance est un symptôme social et politique. Quand on veut interdire un livre, les motivations ne sont jamais bonnes ; mais quand on cherche à conquérir des parts de marché, elles ne le sont pas davantage. Dans les deux cas, il s’agit de logiques économiques, pas littéraires.

 

Question de la salle - Le résultat, c’est que personne ne s’empare réellement du sujet, et les enfants — ou très jeunes adolescentes — se retrouvent seules face à cette littérature. 

 

A.R. - Cela pose évidemment question. Mais j’essaie de rester cohérente avec ce que j’ai pu observer dans mon travail clinique et dans mes recherches : aussi mauvais soit-il, un livre ne suffit pas à abîmer un enfant. Il faut beaucoup plus que cela. Ce qui blesse, ce n’est pas la fiction, c’est le réel. Ce sont les événements de la vie, les violences subies ou observées, les manques, les ruptures.

La littérature peut déranger, parfois choquer, mais elle ne détruit pas. Elle n’a jamais fait le travail du réel — ni dans un sens, ni dans l’autre.

 

Question de la salle - Oui, mais le porno n’est pas réel non plus, et pourtant les études montrent qu’il a des répercussions très fortes sur la sexualité des jeunes. Pourquoi n’en serait-il pas de même avec ce type de livres ?

 

A.R -  Parce qu’avec des mots, il existe toujours un espace de jeu, de distance, d’élaboration. 

 

Question de la salle - Le problème également, c'est, à mon sens, que ce genre de littérature normalise des comportements. Avec le recul, je me rends compte que j’ai lu — et vu — énormément de choses quand j’étais enfant : des films, des séries, des dessins animés qui m’ont façonnée sans que j’en aie conscience. Ces récits m’ont longtemps donné l’impression qu’il était « normal » pour une fille d’être attirée par l’homme ténébreux, un peu dangereux, au passé trouble, plutôt que par le garçon solaire, timide, respectueux, celui qui fait « comme il faut ». Cela a biaisé ma perception pendant un temps. On ne peut donc pas dire que la littérature ne laisse aucune trace. Elle ne détruit pas — la preuve, on s’en sort — mais elle normalise parfois des comportements indésirables. Notamment certains comportements masculins et certaines représentations de « ce que c’est qu’être un homme ». 

 

A.R - C’est pourquoi je parle de symptôme : il n’y a pas besoin d’un livre pour cela, nous baignons déjà dans cet imaginaire.

Toute la culture occidentale est traversée par une vision machiste des relations hommes-femmes. Heureusement, de nouveaux mouvements émergent pour s’y opposer. Il est logique que ces tensions apparaissent aussi dans la littérature : ce qui fait symptôme dans la société fait symptôme en fiction.

Sylvie Servoise a utilisé le terme « solaire » tout à l’heure : s’il existe aujourd’hui une littérature solaire autour de la sexualité adolescente, c’est justement parce que c’est nouveau dans le paysage. Et c’est sans doute pour cela et parce qu'elle va contre l'aliénation des femmes dans la société, qu’elle subit des formes de censure, y compris de l’État. Elle désaliène, elle contrecarre des schémas anciens. La lutte est en cours, elle s’amplifie, et c’est sans doute ce qui me rend optimiste.

 

Question de la salle -  Je voudrais revenir sur ce que vous avez dit à propos de Captive. Je rappelle que ce roman n’est pas de la littérature jeunesse. Toute la littérature jeunesse est soumise à la loi de 1949 : elle doit respecter certains critères concernant la violence et la pornographie. Captive n’a pas ce label. C’est la différence avec une collection comme « L’Ardeur » : c’est de la littérature jeunesse, mais destinée à un public plus âgé, avec un avertissement en début d’ouvrage. En littérature jeunesse, on accompagne les enfants. En littérature adulte, c’est différent. Et à l’adolescence, la transgression est constitutive : on lit ce qui nous est interdit, et on grandit comme ça. L’imaginaire, le symbolique et le réel que vous avez évoqués sont très éclairants. Mais il y a un point qui m’interroge : la plupart des autrices de Dark romance sont… des femmes. Et c’est cela qui m’inquiète.

 

A. R. –  C’est précisément là que le phénomène devient symptomatique. C’est très étrange, en effet : ces autrices reprennent un discours que j’entends chez des femmes victimes de violences conjugales lorsqu’elles arrivent pour la première fois en consultation. C’est le même récit, la même banalisation, la même confusion entre affection et brutalité. On ne peut donc pas se contenter d’une analyse superficielle : cela touche à quelque chose de très réel.

Ces femmes existent. Elles parlent très peu. Et, en tant que psychologue, je dois protéger leur parole, même quand elle me saisit à la gorge. C’est avec cette même ambivalence — compassion et exaspération — que j’ai lu Captive. Une part de moi voudrait secouer ces femmes en leur disant : « Ça suffit maintenant, on arrête les bêtises. » Mais bien sûr, ni en cabinet, ni dans l’analyse littéraire, on ne peut adopter cette posture.

Nous devons être lucides sur un autre point : cet engouement est addictif. L’addiction est un symptôme. Beaucoup de jeunes lectrices lisent ces romans de façon boulimique. Et la boulimie, qu’elle soit alimentaire ou littéraire, est toujours un signe d’un mal-être. À l’adolescence, la transgression et le mal-être font parties du chemin. Et l’adolescence, pour reprendre les mots de Winnicott à des parents londoniens, « est une affaire chaude, et il faudra bien y survivre ».

Face à la Dark romance, nous sommes confrontés à ce type de symptôme. Il faudra accompagner les adolescentes dans leurs questionnements, leurs curiosités, leurs excès. Qu’elles lisent « L’Ardeur » ou la de Dark romance — et elles sont bien plus nombreuses à lire cette dernière — notre rôle est d’être là. Elles s’en sortiront.

 

Question de la salle –  Je voudrais insister sur un point essentiel concernant les lectrices de Dark romance. Il me semble important d’éviter tout mépris ou tout jugement envers ce public, ou même envers le genre littéraire en lui-même. Ces jeunes lectrices savent prendre du recul ; les infantiliser ne les détournera pas de ces lectures ni ne leur permettra de mieux comprendre ce qu’elles lisent. Elles savent très bien que ce n’est pas réaliste : c’est souvent un « petit péché mignon », comme nous pouvons en avoir aussi, adultes.

 

A. R. – Exactement. Il faut reconnaître l’intelligence des adolescentes — émotionnelle, culturelle, critique. 

 


 

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