La littérature jeunesse face aux violences faites aux femmes
La littérature jeunesse n’a pas froid aux yeux : rien de ce qui est humain ne lui est étranger, même ce qu’il y a de plus sombre. Nadège Langbour, chercheuse en littérature jeunesse et professeure de lettres, a coordonné un dossier consacré aux violences faites aux femmes dans la littérature jeunesse pour la revue L’Oiseau bleu. Entretien.
Sylvie Servoise : Le féminicide et les violences faites aux femmes : voilà un sujet difficile qui peut décontenancer les jeunes lecteurs et lectrices et aussi, peut-être davantage même, les adultes. Pourquoi proposer un dossier sur un tel thème ? Est-ce parce qu’il s’agit d’un sujet d’actualité sociale ? D’actualité littéraire ?
Nadège Langbour : Oui, un tel dossier peut surprendre, d’abord par la nature très sombre du sujet abordé, ensuite parce que la question des féminicides et des violences faites aux femmes est de prime abord perçue comme un problème qui concerne exclusivement les adultes, du fait que les médias, quand ils en parlent, évoquent les violences, les féminicides et les phénomènes d’emprise au sein des couples. Il suffit de penser au retentissement des procès qui se sont déroulés cette année pour rendre justice à Delphine Jubillar et à Gisèle Pélicot. Alors oui, le thème du dossier est un thème d’actualité, même si on peut déplorer que la lutte contre les violences faites aux femmes et leur prévention ne soient pas suffisamment mises en lumière au quotidien. Mais c’est aussi un sujet d’actualité du point de vue de l’éducation. Endiguer les violences faites aux femmes passe par une démarche de sensibilisation et de prévention qui concerne tous les individus, y compris les plus jeunes.
Les violences faites aux femmes, qui mènent parfois aux féminicides ou à des situations d’emprise destructrices, sont notamment nourries par la conception de rapports dissymétriques entre les hommes et les femmes. Or, depuis 2023 l’Éducation Nationale a inscrit dans ses enseignements transversaux un travail de réflexion sur ce sujet développé sous le titre « label égalité filles garçons ». L’actualité des priorités éducatives de l’école invite donc les enseignants à se tourner vers les fictions de littérature de jeunesse qui se saisissent du sujet sensible des violences faites aux femmes.
À travers les fictions qu’ils proposent, les auteurs entreprennent de briser le silence qui entoure ces violences. Cette mise en lumière d’un sujet quasi-tabou s’inscrit non seulement dans une démarche de sensibilisation des jeunes lecteurs mais aussi dans un accompagnement vers la résilience afin d’aider les enfants, victimes collatérales de ces violences, à se reconstruire. Les ouvrages qui traitent ces sujets, même s’ils restent numériquement minoritaires au regard du marché éditorial de la littérature de jeunesse, tendent à se développer ces dernières années. De fait, comme vous le disiez, le dossier de L’Oiseau bleu s’intéresse non seulement à un sujet d’actualité sociale mais aussi à un sujet d’actualité littéraire en rendant compte d’une évolution thématique des fictions pour la jeunesse.
Les violences faites aux femmes, qui mènent parfois aux féminicides ou à des situations d’emprise destructrices, sont notamment nourries par la conception de rapports dissymétriques entre les hommes et les femmes. Or, depuis 2023 l’Éducation Nationale a inscrit dans ses enseignements transversaux un travail de réflexion sur ce sujet développé sous le titre « label égalité filles garçons ». L’actualité des priorités éducatives de l’école invite donc les enseignants à se tourner vers les fictions de littérature de jeunesse qui se saisissent du sujet sensible des violences faites aux femmes.
À travers les fictions qu’ils proposent, les auteurs entreprennent de briser le silence qui entoure ces violences. Cette mise en lumière d’un sujet quasi-tabou s’inscrit non seulement dans une démarche de sensibilisation des jeunes lecteurs mais aussi dans un accompagnement vers la résilience afin d’aider les enfants, victimes collatérales de ces violences, à se reconstruire. Les ouvrages qui traitent ces sujets, même s’ils restent numériquement minoritaires au regard du marché éditorial de la littérature de jeunesse, tendent à se développer ces dernières années. De fait, comme vous le disiez, le dossier de L’Oiseau bleu s’intéresse non seulement à un sujet d’actualité sociale mais aussi à un sujet d’actualité littéraire en rendant compte d’une évolution thématique des fictions pour la jeunesse.
S.S. - Que répondez-vous à celles et ceux qui affirment que l’on ne devrait pas parler de cela aux enfants ?
N.-L. - Il y a régulièrement ce type de levée de boucliers dès lors que des œuvres de littérature de jeunesse abordent des sujets jugés trop inquiétants, trop complexes pour être compris par des enfants. Quand on aborde des thèmes comme la violence, la mort, le viol ou la Shoah par exemple, certaines personnes s’insurgent au nom de l’innocence des destinataires. Mais les enfants et les adolescents s’interrogent bien plus sur ces questions que ces censeurs veulent le croire. J’aurais même envie de dire qu’ils se questionnent parfois davantage que les adultes – il n’y a qu’à voir comment ils investissent les problématiques écologiques et environnementales en pensant à la préservation du monde de demain, du monde dont ils vont hériter. Je crois que la littérature de jeunesse a pour vocation à les accompagner dans ces questionnements sur les sujets graves que les adultes sont parfois réticents à aborder.
Récemment, Tonia Raus et Sebastan Thiltges ont publié un recueil d’articles sur la littérature de jeunesse intitulé Peut-on tout leur dire ? Ce titre peut être compris comme le credo des auteurs et autrices pour la jeunesse et même de tous les adultes qui accompagnent les enfants dans leur construction intellectuelle et leur compréhension du monde. Mais cette question ne doit pas amener à censurer certains sujets ; elle doit simplement inciter à trouver des moyens de les aborder avec les plus jeunes afin que ceux-ci les comprennent sans pour autant créer chez eux des traumatismes. Autrement dit, il ne s’agit pas de savoir si on peut tout leur dire mais de savoir comment leur dire. L’euphémisme, l’ellipse ou la réécriture, des contes en particulier, sont autant d’exemples de techniques employés par les auteurs pour aborder de tels sujets.
S.S. - Il est bien connu en effet que les contes mettent souvent en scène des violences faites aux femmes et aux filles. Mais quel est le discours qui accompagne ces violences dans ce type de récits ? Est-on du côté de la banalisation, liée bien sûr au contexte, éminemment patriarcal, de l’époque où les contes dits « patrimoniaux » ont été conçus, ou bien de la dénonciation, ou au moins de la mise en garde (on pense évidemment au Petit chaperon rouge…) ?
N.-L. - Indéniablement, le contexte d’écriture joue un grand rôle dans la représentation des violences infligées au personnel féminin des contes et, aussi choquant que cela soit pour le lecteur et la lectrice d’aujourd’hui, il y a parfois une forme de délectation des auteurs à décrire ces violences. Il n’y a qu’à relire les contes de Perrault pour s’en convaincre. Dans Barbe bleue par exemple, l’auteur insiste sur le sang qui macule le cabinet interdit. Il évoque « le plancher […] tout couvert de sang caillé », précisant que « dans ce sang se miraient les corps de plusieurs femmes mortes et attachées le long des murs. » La jubilation du conteur est encore plus manifeste dans Le Petit Chaperon rouge. Le jeu de questions/réponses entre la fillette et le loup déguisé en grand-mère qui conduit à la dévoration de l’enfant témoigne du plaisir du conteur à mener son personnage féminin vers un acte inéluctable, à savoir un viol et/ou un féminicide. La pensée patriarcale de l’époque dédouane quelque peu les auteurs qui peuvent se complaire dans une forme de délectation sadique à décrire les violences subies par leurs personnages féminins. Mais cela ne signifie pas qu’ils les cautionnent. Dès l’époque, narrer ces violences est une façon de les dénoncer, comme l’attestent les moralités du Petit Chaperon rouge ou de Barbe bleue écrits par Perrault. Dans celle qui conclut Barbe bleue, Perrault exprime une sorte de soulagement en affirmant que son histoire « est un conte du temps passé » et qu’il n’existe plus à présent « d’époux si terrible ». En revanche, les hommes déguisés en loups qui convoitent l’innocence des jeunes filles existent toujours et c’est pourquoi Perrault met en garde les potentielles victimes féminines contre ces prédateurs sexuels dangereux. Tel est en effet le message des derniers vers : « Il en est d’une humeur accorte, sans bruit, sans fiel et sans courroux, qui privés, complaisants et doux, suivent les jeunes Demoiselles, jusque dans les maisons, jusque dans les ruelles ; mais, hélas ! qui ne sait que ces Loups doucereux, de tous les Loups sont les plus dangereux. »
Outre les femmes assassinées par Barbe bleue et le Petit Chaperon rouge violée puis tuée par le loup, on pourrait encore citer Blanche Neige et La Belle au bois dormant dont les marâtres projettent la mort. Aujourd’hui, toutes ces violences infligées aux personnages féminins des contes peuvent agacer ou déranger parce que notre façon d’appréhender les rapports entre les sexes a changé. Grâce à des auteur(e)s comme Simone de Beauvoir (Le Deuxième Sexe) qui ont fustigé les rôles assignés aux femmes dans les contes, nous ne les lisons plus de la même façon. C’est d’ailleurs tout l’intérêt des réécritures : elles permettent justement d’interroger et de remettre en question ce terreau de violence dont se nourrissent les contes patrimoniaux et patriarcaux.
S.S. - Comment comprendre le phénomène, de plus en plus prégnant dans la littérature de jeunesse contemporaine, de réécriture des contes ? S’agit-il de « rectifier » certaines représentations, de les faire davantage coïncider avec nos seuils contemporains d’acceptabilité ? Et y parvient-on toujours ?
N.-L. - Le processus de réécriture des contes patrimoniaux qui nourrit la littérature de jeunesse est fascinant. D’ailleurs il concerne aussi la littérature générale. Preuve en est la nouvelle « Le Chat botté » de Pierre Dubois où le conte de Perrault sert d’hypotexte (texte source) pour narrer l’histoire d’un tueur en série exterminant les « Gueules cassées » au lendemain de la Première Guerre mondiale. Preuve en sont aussi les romans de Jean-Christophe Duchon-Doris (Les Nuits blanches du Chat botté), d’Anne Rice (Les Infortunes de la Belle au bois dormant) ou d’Amélie Nothomb (Barbe bleue). Mais pour ce qui est de la littérature de jeunesse, le phénomène est constant, récurrent. Comment l’expliquer ? Je crois qu’il s’agit d’abord de proposer un jeu littéraire qui soit à la portée du jeune lecteur. Pour un lecteur expert qui possède ce qu’Umberto Eco appelle une « encyclopédie intérieure » conséquente, il est aisé d’identifier les hypotextes empruntés à une vaste culture livresque. Mais le jeune lecteur est dans une phase de construction de cette « encyclopédie intérieure », elle est encore très restreinte. On n’y trouve peut-être pas des fictions écrites par Voltaire, Hugo ou Balzac. En revanche, le rayonnage de sa bibliothèque consacré aux contes est bien rempli. De fait, proposer aux jeunes lecteurs des réécritures de contes, c’est avoir la quasi-garantie qu’ils pourront piocher dans leur mémoire pour retrouver le texte source et ainsi effectuer des comparaisons entre le texte premier et le texte second. Or ces comparaisons sont riches d’enseignement. Si elles permettent aux jeunes lecteurs d’apprécier le jeu littéraire de l’écriture palimpseste, elles leur permettent aussi de réfléchir, de construire leur représentation du monde en se défaisant notamment des stéréotypes que véhiculent les contes patrimoniaux. C’est dans cette optique que les auteurs et autrices féminisent les héros des contes traditionnels ou changent le point de vue et déplacent le statut de héros sur des personnages secondaires, voire sur les personnages d’opposants des contes sources. C’est par exemple ce que propose Flore Vesco dans De Délicieux enfants quand elle réécrit Le Petit Poucet du point de vue des petites ogresses. Outre le plaisir que procure l’effet de surprise de cette réécriture où l’identité des héroïnes n’est révélée que tardivement, ce déplacement du masculin vers le féminin concernant les protagonistes du conte permet d’interroger la place des femmes dans ce genre littéraire.
En ce qui concerne les réécritures de contes qui dénoncent les violences faites aux femmes, elles permettent non seulement de remettre en question les violences narrées dans les contes sources mais elles invitent aussi les jeunes lecteurs, grâce à leur connaissance de l’hypotexte (le texte source), à mieux percevoir la violence parfois tacite dans l’hypertexte (le texte ultérieur). Ainsi dans les albums Le Cœur de Violette (de Michel Piquemal et Nathalie Novi) et Cœur de bois (de Henri Meunier et Régis Lejonc) qui proposent des réécritures de Peau d’âne et du Petit Chaperon rouge, l’écriture palimpseste permet d’aborder avec les jeunes lecteurs les questions des agressions sexuelles sans pour autant verser dans un propos frontal qui les choquerait, voire les traumatiserait. En s’appuyant sur des contes connus par les jeunes destinataires, il est possible de dénoncer les violences grâce à des sous-entendus, en usant d’une rhétorique de l’implicite où l’écriture palimpseste comble les non-dits.
Pour autant, cette rhétorique de l’implicite présente certains écueils car rien ne garantit que les jeunes lecteurs parviennent à comprendre pleinement ces non-dits. De plus, même si ces réécritures entendent ajuster le discours des contes en les actualisant, elles reproduisent parfois certains stéréotypes parce que ceux-ci sont trop intrinsèquement liés à la trame des contes sources. Mais, à mon sens, ces quelques réserves ne retirent rien aux réécritures contemporaines des contes pour aborder des sujets délicats comme les féminicides et les violences faites aux femmes. Cela implique simplement que ces lectures doivent être accompagnées et, en même temps, cela semble aller de soi : les prescripteurs de lecture comme les enseignants, les parents, les bibliothécaires doivent être présents et disponibles pour prolonger avec les jeunes lecteurs la réflexion que suscitent ces ouvrages. En apparence paradoxal, le recours à l’implicite qui permet d’atténuer la violence du propos mais nécessite l’aide d’un lecteur expert pour le décrypter permet en définitive de renouer avec l’une des caractéristiques essentielles de la littérature de jeunesse : son double lectorat et la pratique de la lecture partagée, qui prend alors une nouvelle dimension.
S.S. - Le dossier comporte, outre des articles de chercheurs et chercheuses, un entretien avec l’autrice jeunesse Flore Vesco qui, tout en affirmant son attachement à la dénonciation des violences faites aux femmes, refuse de se laisser enfermer dans la case d’autrice « à message ». Jusqu’à quel point pensez-vous que les œuvres qui abordent ces sujets sont exposées au risque d’une littérature à thèse, pesamment didactique ?
N.-L. - Depuis ses origines et Les Aventures de Télémaque de Fénelon, la littérature de jeunesse ne cache pas ses ambitions didactiques, faisant sienne la devise latine placere et docere (plaire et instruire). Quand elle s’empare des problématiques sociétales comme le harcèlement scolaire ou les violences faites aux femmes, elle s’inscrit explicitement dans une démarche d’information, de formation et de prévention. Pour autant, sauf exception, elle n’adopte pas un ton sentencieux et prescriptif qui lui donnerait des airs de donneuse de leçons. La plupart du temps, elle laisse à la fiction et aux personnages le soin de délivrer son message. De fait, même si ces romans défendent une thèse, ils se muent rarement en romans à thèse car la voix de l’auteur ou de l’autrice ne se fait qu’exceptionnellement entendre directement, si ce n’est dans des préfaces ou postfaces. C’est toute l’intelligence de la littérature de jeunesse et c’est pourquoi ces fictions engagées, qui participent véritablement à la formation des jeunes lecteurs, ne s’adressent pas exclusivement à ceux qui peuvent être victimes des violences. Elles s’adressent à tous. C’est aussi pour cela qu’en tant que lectrice, chercheuse et enseignante, je prends du plaisir à lire, à étudier et à faire étudier ces œuvres : même si ce sont des œuvres à message, elles laissent aux lecteurs la liberté de le formuler ; elles n’imposent pas une vision de la société, elles posent des jalons pour que les lecteurs mènent leur propre réflexion en croisant les histoires lues avec leur vécu et leur connaissance du monde.
S.S. - Précisément, en tant qu’enseignante de français au collège, auriez-vous des conseils de textes à évoquer en classe sur ces thèmes, et des pistes pour accompagner leur lecture ?
N.-L. - Si je devais conseiller quelques livres aux collégiens sur le sujet des violences faites aux femmes, je recommanderais Oh, boy ! de Marie-Aude Murail, Comme un homme de Florence Hinckel, Passionnément, à ma folie de Gwladys Constant, La Révolte d’Éva d’Élise Fontenaille et La fois où j'ai été écouté ma mère de Thierry Guilabert. Mais ces lectures doivent être accompagnées en discutant avec les élèves pour qu’ils verbalisent leur ressenti, les émotions et interrogations qui peuvent émerger à la lecture de ces histoires. Les jeunes lecteurs sont avant tout ce Vincent Jouve appelle des « lisants » : ils s’identifient aux personnages et éprouvent parfois intensément ce que l’on appelle « l’empathie fictionnelle ». Il est donc important de partir d’abord de leurs émotions pour aborder ces textes : qu’est-ce qui les a attristés ? mis en colère ? révoltés ? À partir de là, on peut réfléchir par exemple à la question du silence : pourquoi les victimes et les témoins tardent-ils à dénoncer les violences subies ? Comment comprendre le sentiment de honte qui nourrit ce silence ? En quoi la libération de la parole amorce-t-il le processus de réparation et de résilience ?
Il est aussi possible pour un enseignant d’intégrer un extrait de roman dans un groupement de textes. Avec les 4èmes par exemple, dans le cadre d’une séquence sur Roméo et Juliette de Shakespeare autour de l’axe « Dire l’amour », je propose en contre-point un extrait de Passionnément, à ma folie, ce qui permet de développer une réflexion avec les élèves sur le phénomène d’emprise. Les motifs mortifères développés dans le roman rejoignent la thématique shakespearienne – Eros et Thanatos – mais le texte ôte toute aura romantique à ce thème pour interroger directement la problématique sociétale des féminicides et des violences faites aux femmes.
Les références du dossier :
L'Oiseau bleu, n°9, novembre 2025 « Féminicides et violences contre les femmes dans les fictions pour la jeunesse » En ligne : https://revueloiseaubleu.fr/dossier/feminicides-et-violences-contre-les-femmes-dans-les-fictions-pour-la-jeunesse