La parole des chercheurs

Quand la littérature de jeunesse raconte le handicap

Propos recueillis par Sylvie Servoise
Professeure de littérature à l’Université du Mans

Comment parler aux jeunes lecteurs du handicap ? Comment donner aux enfants ou adolescents concernés une image d’eux-mêmes qui ne soit ni figée, ni figeante ? La littérature de jeunesse s’affronte à ces questions dans une production de plus en plus vaste, dont Chiara Ramero nous offre ici des clés de lecture. 

 

La représentation du handicap dans la littérature de jeunesse, de l’album au roman pour adolescents, ne cesse de s’accroître ces dernières décennies. Mais est-ce un phénomène récent ? 

Chiara Ramero - Au XIXe siècle, la littérature de jeunesse consacre des pages mémorables à des jeunes héros handicapés, même si elles sont beaucoup moins nombreuses par rapport à celles que lui réserve la littérature contemporaine. Par exemple, dans François le bossu (1864) de la Comtesse de Ségur, le personnage principal est un petit garçon de dix ans devenu bossu trois ans auparavant à cause d’une chute du haut d’un escalier ; dans Un bon petit diable (1865), la même autrice met en scène une fillette aveugle, Juliette, amie du personnage principal, Charles. Quelques années plus tard, Johanna Spyri raconte la rencontre entre deux univers sociaux à travers les personnages de Heidi et Clara (1880-1881), dont la deuxième est en situation de handicap moteur. En Italie Carlo Collodi, dans Les Aventures de Pinocchio (1881-1883), confronte son célèbre pantin à deux personnages insidieux, le Chat et le Renard, qui, après s’être moqués de lui, lui avoir menti et l’avoir trompé, deviennent à la fin du roman respectivement aveugle et boiteux : à travers ce qui ressemble ici à une punition des personnages, se donne à lire une leçon morale, selon laquelle parfois la misère, le malheur ou l’infirmité se présentent comme le résultat d’une faute, de mauvaises actions ou de la malhonnêteté. 

Dans ces œuvres du passé, il y a probablement à la fois une intention de décrire la réalité des classes sociales les moins aisées, en mettant en évidence les conditions de misère dans lesquelles vit la plupart de la population, et le désir de faire connaître cette réalité à la bourgeoisie, et notamment à la jeunesse bourgeoise, destinataire des œuvres et la seule à avoir accès, à cette époque, à la lecture et à la littérature. Ici, les notions d’infirmité, de handicap et de pauvreté souvent coïncident. Ensuite, il faut attendre la période de l’après-Seconde Guerre mondiale pour retrouver des personnages en situation de handicap, comme par exemple dans Le Piano à bretelle (1956) de Paul Berna ou dans Les Six Compagnons (à partir de 1961) de Paul-Jacques Bonzon. Cela dit, en général, il s’agit de représentations sporadiques et c’est autour des années 1980 que la rencontre du handicap avec la littérature de jeunesse vit son tournant. À partir de cette période, la présence de (jeunes) personnages en situation de handicap devient assez récurrente. Le sujet du handicap est de plus en plus fréquent en littérature de jeunesse, même si la place qu’on lui accorde est encore relativement assez limitée si l’on pense à la quantité des nouvelles publications qui rejoignent tous les ans les rayons de jeunesse.

 

Comment expliquez-vous l’émergence d’une littérature jeunesse centrée autour du handicap ? 

C. R. - À partir des années 1970-1980, la littérature française (et non seulement) de jeunesse, tant pour les enfants que pour les adolescents, élargit ses intérêts à tout sujet et en particulier aux thématiques sociales. On peut penser, par exemple, en ce qui concerne le roman pour adolescents, aux grandes collections qui voient le jour dans les années 1980, comme « Médium » à L’École des loisirs (1986) ou « Page blanche » créée par Gallimard (1987) ou les collections de jeunesse lancées par Syros, qui ouvrent leurs portes à des sujets jusque-là non traités de manière systématique ou pas du tout abordés. La différence dans toutes ses formes (physique, psychologique, culturelle, ethnique, etc.) en est un exemple et le monde de l’édition de jeunesse développe une attention progressive envers le handicap. 

En même temps, le développement des Disability Studies à partir des années 1970, l’intérêt croissant envers le handicap de la part de la recherche (sociologique, médicale, psychologique, etc.) et la diffusion d’une sensibilité grandissante des auteurs envers ce sujet se reflètent dans la littérature de jeunesse qui consacre de plus en plus de place aux personnages atteints de handicap. Cependant, même si en France le principe d’intégration des personnes atteintes d’un handicap commence à se réaliser grâce aux lois jumelles du 30 juin 1975, ce n’est qu’à partir de la loi du 11 février 2005 qu’on met véritablement l’accent sur l’autonomie et l’inclusion des personnes en situation de handicap. En ce qui concerne le roman pour adolescents, par exemple, j’ai constaté une véritable augmentation des publications après 2005, comme à vouloir souligner que la littérature de jeunesse se propose, elle aussi, de véhiculer cette idée d’inclusion. 

Bien évidemment, la réalité des adolescents en situation de handicap, leur vécu et les différentes politiques d’inclusion et d’intégration qui les prennent en charge au niveau social et scolaire, si différents d’un pays à l’autre, influencent sans doute les représentations littéraires. 

Outre ma fascination pour le roman Simple de Marie-Aude Murail (2004) qui peint le handicap grâce à l’extraordinaire écriture empreinte d’humour qui est propre à cette autrice et fait aimer le personnage de Simple aux adolescents, mon intérêt vis-à-vis des représentations littéraires du handicap est également venu de la constatation que dans les établissements scolaires français on ne « voit » jamais (ou presque) des élèves en situation de handicap : c’est une chose qui m’a frappée la première fois que j’ai exercé le métier d’enseignant en France, habituée comme j’étais à avoir des élèves en situation de handicap, tout type et niveau de handicap confondus, dans toutes les classes du primaire et du secondaire où j’avais enseigné en Italie. Dans ce pays, les élèves en situation de handicap suivent une scolarité en milieu ordinaire depuis les années 1970 et les élèves dits « valides » et « invalides » partagent leur vie quotidienne, à chaque niveau scolaire. Ce n’est pas un hasard, je pense, si les livres de jeunesse qui parlent de handicap y sont beaucoup moins nombreux qu’en France, surtout ceux pour les lecteurs les plus jeunes, étant donné que la proximité avec le handicap constitue une normalité pour les enfants et les jeunes adolescents. Au contraire, en France, où il y a une exigence plus forte de faire connaître aux jeunes lecteurs une réalité méconnue, ou parfois inconnue, et de les sensibiliser vis-à-vis du handicap, les œuvres pour les jeunes qui en parlent sont beaucoup plus nombreuses. 

 

Certains types de handicaps sont-ils plus représentés que d’autres dans la littérature de jeunesse ? Existe-t-il par ailleurs des personnages, des situations ou des intrigues récurrents dans les albums ou romans traitant du handicap ? 

C. R. - En général, dans les romans pour les plus petits (premières lectures ou romans pour les préadolescents), le handicap moteur est plus répandu que le handicap psychique ou mental, probablement plus difficile d’accès et moins connu par les jeunes lecteurs, tandis que dans le roman pour adolescents ce sont les handicaps sensoriels (qui intéressent en particulier la vue et l’ouïe, comme la cécité, la surdité, la surdimutité, etc.) ; dans les œuvres pour les jeunes adultes, les handicaps mental ou psychique dont la présence augmente avec l’âge du lecteur sont plus représentés. En réalité, cela est dommage car proposer des œuvres qui abordent des sujets peu connus pourrait offrir des clés de compréhension même aux lecteurs les plus jeunes.

L’album aussi consacre une place importante aux handicaps communément appelés « visibles » : les personnages en fauteuil roulant ou présentant des caractéristiques physiques particulières (comme le manque d’un membre) sont parmi les plus répandus, comme par exemple Le Lapin à roulettes et Mimi l’oreille de Grégoire Solotareff (2000 et 2003) ou Joséphine va à la piscine de Laurence Lecerf et Maryse Guittet (2001), tout comme la bande dessinée, avec par exemple Alex est handicapé de Dominique de Saint Mars et Serge Bloch (1998) de la célèbre série de Max et Lili. Le handicap intéresse généralement le jeune héros qui en est atteint ou est raconté par un autre (jeune) personnage qui vit à côté de lui : frère ou sœur, ami, voisin, camarade, etc., généralement un jeune dont l’âge correspond à celle du lecteur. Il se trouve alors impliqué dans un schéma narratif qui présente des traits assez récurrents, notamment dans le roman, où on voit le personnage handicapé sortir de sa marginalité, accepter sa propre condition et la voir acceptée par son entourage, pour ensuite être inclus au niveau de la micro-société (famille, école, groupe de pairs) et de la macro-société dans lesquelles il mène son existence. Les livres de jeunesse qui représentent le handicap témoignent d’une attitude positive à son égard qui s’est répandue au fil des siècles dans le monde réel, même si tout ce qui brille n’est pas or…

 

On peut avoir le sentiment, lorsque l’on examine la production des années 1980 à nos jours, que les enjeux de la représentation du handicap ont évolué : on serait passé d’une volonté de sensibiliser le jeune lectorat aux « différences », et donc à la mise en avant des valeurs de tolérance, de bienveillance..., à la recherche d’une « immersion » du lecteur dans l’expérience du handicap : il s’agit alors de montrer concrètement ce que vit la personne en situation de handicap. Partagez-vous ce constat ?

C. R. - Oui, absolument, même si je crois que la volonté de faire vivre par procuration l’expérience du handicap aux jeunes lecteurs ou, grâce à cela, de leur faire aimer les personnages considérés comme « différents » a toujours été une intention implicite des auteurs des œuvres de jeunesse. 

La volonté de sensibiliser le jeune lecteur à l’altérité et à la différence, et donc au handicap, est l’un des enjeux de la littérature de jeunesse, tout comme celui de véhiculer des valeurs telles que la solidarité et la tolérance et de surmonter tout sentiment de rejet, de peur ou de refus de ce qui est considéré comme Autre. À cela s’ajoute la volonté de ne pas se limiter à cette sensibilisation, mais de favoriser la connaissance de quelque chose qui n’est pas forcément connu par le jeune lecteur. Je crois que la fiction se propose d’accompagner le lecteur vers une meilleure compréhension et d’ainsi prévenir tout comportement intolérant vis-à-vis du handicap. En se projetant dans la fiction et en s’identifiant aux jeunes héros en situation de handicap, le lecteur a la possibilité de réfléchir de manière constructive, de s’interroger sur sa propre identité et sur celle de l’Autre, d’expérimenter à la fois le refus, le rejet, puis l’acceptation, l’intégration, l’inclusion, de réagir... En se rapprochant ainsi d’une réalité peu connue, méconnue ou inconnue, il peut la vivre de manière fictive, par procuration. En France, où les jeunes « valides » et « invalides » n’ont pas toujours l’habitude de vivre ensemble, la littérature qui aborde le handicap se développe autour d’enjeux éthiques, moraux, pédagogiques très forts et peut être perçue comme un véritable terrain de rencontre et d’expérimentation. 

 

Le phénomène éditorial du « ownvoice », en vertu duquel les œuvres mettant en scène des personnages issus de minorités ou de groupes marginalisés sont écrites par des personnes concernées, se développe-t-il aussi dans le champ de la littérature de jeunesse présentant des personnages en situation de handicap ? 

C. R. - En ayant étudié les romans italiens et français qui parlent de handicap et qui ont été écrits dans les dernières décennies, ma réponse est partagée car dans les deux pays j’ai constaté deux principales tendances narratives différentes : celle de témoigner en Italie et celle de raconter en France. 

En Italie, plusieurs livres pour les adolescents qui présentent au moins un personnage en situation de handicap sont rédigés par des parents de jeunes en situation de handicap, des professeurs ayant des élèves handicapés dans leurs classes ou des éducateurs poussés par une volonté de raconter leur propre relation au handicap, dans une sorte de témoignage ou de récit autobiographique. Ici, l’écriture se constitue probablement comme acte non seulement de création, mais également de mise à distance du réel et aide l’auteur à mieux dessiner les contours de son expérience. En même temps, si les enfants et adolescents sont habitués à partager leur vie quotidienne avec des jeunes du même âge en situation de handicap, une fois atteint l’âge de la scolarité obligatoire, à seize ans, les élèves en situation de handicap quittent souvent le milieu scolaire pour faire leur entrée dans le monde du travail. Pour les personnes « valides » les occasions de rencontre diminuent donc considérablement, d’où probablement l’exigence de parler du handicap aux grands adolescents, pour garder vivant le contact, et d’où, aussi, l’augmentation de romans qui présentent des personnages handicapés, souvent à travers ces récits de vie ou témoignages. 

Au contraire, en France, la volonté des auteurs de se laisser porter par la fiction prédomine. Cependant, ici aussi, auteur, narrateur et personnage parfois coïncident, même si rarement : le handicap est raconté à travers les yeux de quelqu’un qui le vit en première personne ou de manière très rapprochée et qui, à travers la fiction, raconte une expérience personnelle. Dans tous les cas, par le témoignage d’une expérience vécue ou par un récit purement inventé, faire connaître et vivre le handicap est l’objectif principal et le point de départ de ce processus qui se propose d’accompagner le lecteur dans un parcours de rapprochement et de réflexion. 

 

 

Chiara Ramero est maître de conférences en littérature de jeunesse et didactique de la littérature. Elle enseigne à l’Université Grenoble Alpes et collabore avec l’Alliance française de Cuneo (Italie) où elle coordonne et anime depuis plusieurs années l’atelier de lecture créative pour adolescents « Lire Ados ». Ses recherches s’intéressent à la littérature de jeunesse contemporaine, en particulier au roman pour adolescents et aux représentations du handicap et de l’écologie dans la fiction pour la jeunesse (Le Roman pour adolescents et le handicap, Presses universitaires de Bordeaux, à paraître). 

 

Pour aller plus loin :

Chiara Ramero, « Handicap et différence dans la littérature pour adolescents », Lecture jeune, n. 186 « Le handicap en actions », juin 2023, p. 9-12.

Chiara Ramero, Le Roman pour adolescents et le handicap, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, à paraître. 

Éléonore Cartellier et Chiara Ramero, « Comment la littérature de jeunesse parle du handicap et de la différence aux enfants », The Conversation, 4 janvier 2024, https://theconversation.com/comment-la-litterature-de-jeunesse-parle-du-handicap-et-de-la-difference-aux-enfants-214744#comment_2955590.

Enrico Angelo Emili et Vanessa Macchia (dir.), Leggere l’inclusione. Albi illustrati e libri per tutti e per ciascuno, Pise, ETS, 2020.

Eugénie Fouchet, Enfances handicapées : une marge indépassable ? Ethnocritique de la littérature de prime jeunesse, Nancy, Presses universitaires de Nancy-Éditions universitaires de Lorraine, 2021.

Laurence Joselin, Personnages de papier. Les représentations franco-italiennes du handicap dans la littérature de jeunesse, Nanterre, Presses universitaires de Paris Nanterre/INSHEA, 2020.

 

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