Enfants, citoyens en devenir ou citoyens dès la naissance - Entretien avec Clémentine Beauvais
Propos recueillis par Arthur Habib-Rubinstein
Rédacteur pour Page Éduc'
Pourquoi les enfants n’auraient-ils pas le droit de vote ? N’ont-ils pas des droits à faire valoir, des intérêts à défendre ? Surtout, n’y a-t-il pas là une entorse à l’universalité de la citoyenneté ? Ce sont les questions que se pose Clémentine Beauvais, écrivaine respectée de littérature de jeunesse, dans Pour le droit de vote dès la naissance, publié chez Gallimard en 2024. L’équipe du Prix des Incorruptibles, premier prix littéraire décerné par les jeunes lecteurs, l’a interrogée. Rencontre.
« La seule chose qui soit universelle dans le suffrage du même nom, c’est que les enfants en sont universellement exclus » écrivez-vous en préambule de votre tract Pour le droit de vote dès la naissance. Cette exclusion est d’une telle évidence que les enfants, expliquez-vous, sont la seule catégorie sociale dont on n’a pas à justifier qu’on la prive du droit de vote.
L’Association le Prix des Incorruptibles fait, depuis plus de 35 ans, voter les enfants. L’année dernière, plus d’un demi-million d’enfants, de la maternelle au lycée, ont voté pour leur livre préféré. C’est donc tout naturellement que nous avons voulu, à la lecture de votre tract, engager avec vous une discussion de fond sur le sujet.
Pour commencer, je souhaiterais vous faire réagir à une anecdote. Le Prix des Incorruptibles se nomme ainsi car, la première année, la préférence de Françoise Xenakis, fondatrice de l’association avec Sidney Habib, différait de celle des enfants votants. Par conséquent, elle a essayé de les convaincre de changer leur vote mais rien n’a faire, les enfants ont défendu bec et ongle leur livre préféré, au point que Françoise Xenakis s’exclame, résignée, « vous êtes vraiment incorruptibles ! ».
Cette anecdote contrevient au préjugé selon lequel les enfants seraient malléables, facilement influençables voire corruptibles ? D’où vient-il selon vous ? Est-il du même ordre que l’idée, lorsque le suffrage censitaire était en vigueur en France, qu’un non-propriétaire n’a pas d’intérêts à défendre et doit par conséquent être exclu du suffrage ? Ou que les femmes, par nature, seraient influençables, écouteraient leur curé et devraient donc naturellement être exclues du processus démocratique ?
Clémentine Beauvais – C’est intéressant de se dire que contrairement aux clichés, les enfants seraient incorruptibles, mais ce raisonnement aussi souffre de nombreuses limites : un enfant peut adorer un livre parce qu’il est influencé par celui-ci et l’on sait que la littérature a des manières extrêmement fortes d’influencer ses lecteurs ! L’éducation littéraire c’est aussi apprendre à déconstruire les manières dont un livre peut nous enjôler, nous cajoler, alors que c’est un mauvais livre, littérairement et/ou idéologiquement douteux.
Je ne suis pas angélique quant au fait que les enfants soient merveilleusement sincères et vrais dans leurs appréciations et que les livres adorés par les enfants aient leur place dans toutes les bibliothèques.
De la même manière, si l’on élargit la réflexion au vote citoyen des enfants, la question de leur corruptibilité s’inscrit dans une question plus large : est-t-il normal de se faire influencer quand on vote ? Pour moi, la réponse est évidemment oui. Le vote est un geste social et il parfaitement normal que des gens qui vivent ensemble, qui s’entendent bien et qui ont des intérêts communs votent de la même manière. Les jeux d’influence au niveau du vote ne posent problème que lorsqu’il y a tentative de manipulation et qu’il y a du mensonge, ce qui arrive à la fois aux enfants et aux adultes. Je ne dirai jamais que les enfants sont incorruptibles ou qu’ils ne peuvent pas être influencés, mais les adultes le sont-ils moins ?
Vous écrivez que le « droit de vote à la naissance est un impensé, voire un impensable, des démocraties actuelles ». Diriez-vous que cet impensable prouve qu’il existe un mépris envers l’enfance et ses vécus spécifiques ? Si oui, en tant qu’autrice / écrivaine / auteure (à votre convenance) de littérature de jeunesse, considérez-vous que ce mépris s’étend aux œuvres destinées aux enfants ?
C. B. – Il est absolument évident qu’il existe un mépris pour l’enfance de la part des adultes, qui s’exprime de plein de manières, dont le fait de dire « qu’est ce qu’ils sont mignons, qu’est-ce qu’ils sont gentils, c’est la vraie nature de l’imagination.. », qui est une forme de condescendance ! Je pense que leur donner des droits dans des champs importants tel que le vote, qui a une importance symbolique très forte, peut beaucoup aider à lutter contre ce mépris teinté de bienveillance.
Après, bien sûr que la littérature de jeunesse souffre d’un manque de reconnaissance parce qu’elle est destinée à la jeunesse. Je le sens à chaque fois que quelqu’un apprend que je suis écrivain et me demande ce que j’écris : il suffit que je lui réponde que j’écris pour la jeunesse pour que la personne se dise (ou me dise) : « Ah pardon, pendant trois secondes j’ai cru que j’étais importante ! ». Mais ça ne me gêne pas tout, je trouve ça très chouette au contraire : non seulement j’assume pleinement d’écrire de la littérature de jeunesse, mais je revendique que c’est un art majeur.
Ce qui est intéressant, c’est que parmi les gens qui défendent le droit de vote des enfants, on trouve des personnes qui s’intéressent et pratiquent l’éducation (profs, bibliothécaires, etc..) et des personnes qui écrivent ou créent pour la jeunesse car tous accordent de l’importance aux enfants. Pour eux, cela va de soi qu’un enfant est une personne éminente, importante et qui a le droit de faire des choix éclairés sur sa vie.
Vous écrivez : « On entend souvent parler du “désengagement” politique des “jeunes”. Encore faut-il qu’ils aient été engagés. ». Le fait qu’on soit, jusqu’à 17 ans et 364 jours un citoyen de seconde classe, sans voix, et que l’on ait, miraculeusement, le droit de l’exprimer à 18 ans condamne-t-il à l’échec de l’éducation démocratique et de l’engagement des jeunes citoyens ? Le vote est-il un droit qui doit s’éprouver pour être utilisé ? Comment croire à l’universalité, valeur démocratique par excellence, quand on a précisément été exclu de cet universel les premières années de sa vie ?
C. B. – Votre question soulève l’enjeu de l’éducation à la citoyenneté. On pense à l’enfance comme à un terrain de jeu et d’expérimentations pour s’exercer à être adulte. Il ne faut pas disqualifier cette approche, tout bêtement parce qu’il y a du vrai - le jeu des enfants permet de s’exercer à être adulte - mais on ne peut pas non plus fonctionner comme s’il existait un interrupteur dans le cerveau qui faisait basculer du jeu à la « vraie vie ». Ce n’est pas comme ça que fonctionne le jeu des enfants : il y a des aspects du jeu qui jouent un rôle de préparation, d’autres qui relèvent purement du jeu et enfin certains relèvent déjà de « la vraie vie ». Un enfant qui fait une œuvre d’art ne s’exerce pas à faire une œuvre d’art plus tard, il fait une œuvre, ce qui ne veut pas dire qu’il n’engrange pas des connaissances qui vont lui servir plus tard, comme n’importe quel adulte qui fait de l’art, puisque chaque œuvre est un exercice en vue de la prochaine. Je relativiserais donc le fait de concevoir toujours l’enfance comme un terrain d’expérimentation sans réalisation réelle.
Et, en effet, alors que les votes auxquels les enfants ont accès – le vote des délégués de classe en particulier – ne servent franchement à rien (même si le vote des Incorruptibles est une exception : leur vote est pris en compte et de manière colossale, j’y reviendrai plus tard), on leur demande d’un coup de voter tout le temps ! Je ne sais pas si c’était le cas pour vous, mais, à dix-huit ans, j’ai eu l’impression qu’il y avait une élection tous les trois jours - municipales, européennes, présidentielles, etc … - et lorsque l’on n’a pas appris et éprouvé que notre voix avait de l’importance, il n’y a pas de raison de s’intéresser particulièrement aux personnes et institutions qui agissent pourtant sur notre vie quotidienne, à moins d’en avoir souffert de manière aiguë. Les enfants, les adolescents, à moins d’avoir vécu quelque chose qui met en lumière l’importance de la politique dans leurs vie (ce qui arrive malheureusement à beaucoup d’entre eux) peuvent donc n’avoir aucune connaissance ou conscience de la citoyenneté avant qu’on les mitraille de sollicitations pour des élections ! Il faut travailler cette question : qu’est-ce que s’engager ? Peut-on le faire tout seul ? Je crois que ce dernier cas relève de l’exception. En résumé, à banaliser l’idée que les enfants n’ont pas voix au chapitre, on produit ce désengagement que l’on déplore.
Vous écrivez, en conclusion, que la question du vote dès la naissance est l’occasion de « définir les contours d’une éducation démocratique populaire véritablement inclusive ». Qu’il faille s’éduquer à la démocratie en général et au vote en particulier est une idée peu originale. En revanche, que le vote soit un outil éducatif n’est pas quelque chose d’instinctif. Pensez-vous que faire voter les enfants, comme le fait le Prix des Incorruptibles, est vertueux d’un point de vue éducatif ?
C. B. – Comme je l’ai évoqué dans ma réponse précédente, des initiatives comme le Prix des Incorruptibles – où l’on apprend en faisant d’une certaine manière – sont très vertueuses car les enfants votent et ce vote impacte durablement la vie d’un ou plusieurs adultes. Le Prix des Incorruptibles, on dîne encore dessus dix ans plus tard, j’en suis la preuve vivante. Gagner le Prix est très important dans une carrière d’auteur. En revanche, la différence fondamentale entre voter pour un prix littéraire et voter à des élections c’est que lors d’élections, je vote implicitement pour de nombreuses mesures qui ne me sont pas destinées. Je m’explique : imaginons que j’adhère totalement aux mesures économiques et sociales d’un parti mais qu’un point qui ne me concerne pas soit particulièrement déplaisant, disons une politique migratoire de déplacements forcés, je suis capable de me poser la question de la légitimité de voter pour ce parti qui respecte pourtant tous mes intérêts. C’est un exemple simplifié mais qui souligne toute la complexité de l’acte démocratique, très différent de celui qui consiste à voter pour son livre préféré. S’il est important que des initiatives du type du Prix des Incorruptibles existe, il est essentiel qu’il y en ait d’autres qui se rapprochent de l’exercice démocratique. Pour ma part, je défends le droit de vote dès la naissance, ce qui, j’en conviens, est encore plus radical.
Dans la lignée de ma question précédente, vous écrivez que mette les enfants en capacité réelle d’agir sur le monde est un élément essentiel de leur éducation. À cette occasion, vous utilisez le concept d’agency. Pouvez-vous le définir et expliquer son importance dans les recherches récentes sur l’enfance ?
C. B. – L’agency, qu’on traduit par agentivité ou puissance d’agir, est non seulement la capacité d’agir mais également la confiance que ce qu’on fait a une incidence sur le monde. Il y a un acte de foi là-dedans. On peut avoir une liberté totale sans que nos actions aient le moindre impact et s’en contenter, on peut aussi tout faire pour que nos actions aient de l’impact et contrevenir pour cela aux règles de la société, ce qui conduit à la désobéissance civile. L’agency est, d’une certaine manière, une conception de l’agir plus apaisée qui repose sur un compromis, celui de la prise en compte de mes actions, tant qu’elles sont dans le cadre légal. Cela se comprend très bien au niveau local, où nous avons besoin de cette puissance d’agir. Si on nous pose la question de la transformation d’un square en quelque chose d’autre, qu’on nous consulte et que rien de ce que nous préconisons n’est suivi, on nous a consulté mais on a nié notre agentivité.
Si je comprends bien votre pensée, rien ne peut se substituer à un droit de vote plein et entier, non pas considéré comme un outil éducatif ou comme un jeu, mais bien comme le moyen d’expression d’intérêts non-représentés, ceux des enfants. Je vous propose une expérience de pensée : demain, le droit de vote est élargi à tous les individus, quelque soit leur âge. Comment, selon vous, la politique s’ajustera à ces nouveaux électeurs ? Autrement dit, comment faire campagne auprès des enfants ? Comment ajuster le langage politique ?
C. B. – C’est vrai que faire campagne auprès des enfants peut paraitre un peu terrifiant ! Je pense que ça obligerait les partis à se concentrer sur des questions qui ont directement a trait à l’enfance et pas simplement réfléchir en termes de communication : qu’est-ce qu’on pourrait mettre en place qui mette la vision enfantine à son cœur, que ce soit sur des questions directes, comme l’éducation, la famille, ou indirectes, comme la santé ? Il est évident que des tendances politiques se dessineront : certains partis trouveront très important de gagner le vote des enfants et d’autres pas du tout, et ces derniers ne changeront sûrement rien à leur fonctionnement actuel. Après, il y a la question de la communication qui cristallise selon moi la nécessité d’une mise en place graduelle, et la discussion nécessaire sur ce qui serait autorisé, ou non, pour faire campagne auprès des enfants. On ne peut pas imaginer que des personnes entrent dans des écoles pour les haranguer directement ! Au sujet des médias, la question est de savoir si de nouveaux médias apparaitront ou si la politique s’intégrera à la presse spécialisée qui, spécificité France, est déjà très développée, avec des rubriques et des colonnes dédiées. Je crois que ce serait la manière la plus saine de faire. En tout cas, la régulation est importante et l’adoption, même radicale, du vote à la naissance, ne doit pas se faire sans réflexion sur la régulation, ne serait-ce que sur le rôle politique des enfants au sein des partis. Par exemple, les partis auront-ils le droit de recruter des enfants pour qu’ils parlent à leurs pairs ? Tout ceci doit évidemment être fait avec une grande prudence et dans le respect de la délibération démocratique.
En parallèle de sa prestigieuse carrière littéraire, Clémentine Beauvais est enseignante-chercheuse en sociologie et philosophie de l’enfance à l’université d’York depuis 2016. Ses travaux portent sur la littérature de jeunesse, les pratiques de traduction littéraire à l’école et la perception de la précocité infantile aux XXe et XXIe siècles. Elle a récemment publié aux éditions Sarbacane L’Affaire Petit Prince.
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