La parole des chercheurs

À quoi pense la littérature de jeunesse ? Edwige Chirouter vous répond

Propos recueillis par Sylvie Servoise
Professeure de littérature à l’Université du Mans

La pratique de la philosophie avec les enfants s’est considérablement développée sur le terrain francophone depuis une quinzaine d’années. Dans son nouveau livre, Edwige Chirouter revient sur l’histoire et les enjeux, profondément démocratiques, d’une pratique véritablement engagée.

 

Vous plaidez, dans votre livre, pour une approche qui allie littérature et philosophie, la littérature jeunesse venant nourrir le débat philosophique : c’est ce que vous appelez la « mise en réseau ». Pouvez-vous dire en quoi consiste concrètement cette démarche ?

Edwige Chirouter - Il faut remonter à plus de vingt ans ! À l’époque, j’étais jeune professeure de philosophie, et je n’avais jamais entendu parler de philosophie avec les enfants. C’est lorsque j’ai obtenu un poste à l’IUFM — ce qui correspond aujourd’hui aux Inspé - centre de formation des enseignants — que j’ai découvert que depuis plus de cinquante ans il existait des expérimentations autour de la philosophie avec les enfants. Au départ, j’étais assez sceptique. Comme beaucoup de professeurs de philosophie, j’avais des représentations très conformes à l’enseignement classique de la philosophie en classe de terminale ou à l’université. Mais j’ai eu la chance à cette époque d’avoir de jeunes enfants à la maison ! Ils posaient énormément de questions, parfois très philosophiques, sur la mort, l’injustice, l’amour, le bonheur. Pour les accompagner dans leur quête de sens, je me suis alors spontanément tournée vers ce qui m’avait toujours aidée à comprendre le monde : la littérature.

 C’est ainsi que j’ai découvert un univers qui m’était jusqu’alors inconnu : celui de la littérature jeunesse, une littérature subtile, poétique, d’une grande intelligence et avec une réelle portée philosophique. Je pense notamment aux albums de Claude Ponti, de Grégoire Solotareff ou Kitty Crowther, qui abordent des questions complexes avec une vraie profondeur. J’ai alors décidé, en tant que chercheuse, d’explorer cette piste : à quelles conditions serait-il possible de démocratiser l’accès à la philosophie dès le plus jeune âge, dès que les questions commencent à émerger ? 

Cette recherche m’a plongée dans les domaines de la philosophie de terrain, en allant directement dans les écoles pour mettre à l’épreuve cette idée de rendre la philosophie accessible aux enfants grâce à la littérature. J’ai donc commencé à expérimenter des ateliers de philosophie, à partir de lectures d’albums jeunesse. Mon postulat était simple : on ne peut pas philosopher à partir de rien. L’expérience personnelle est une matière inflammable pour penser sereinement. Il est donc nécessaire de nourrir la réflexion avec des exemples tirés des fictions, à partir d’expériences de pensée, qui permettent de mettre à bonne distance affective les questions philosophiques. La littérature est, pour reprendre l’expression de Paul Ricœur, un « grand laboratoire » dans lequel nous pouvons nous plonger pour vivre des dilemmes moraux ou réfléchir à la définition de grands concepts comme la liberté, le bonheur, l’amour ou la justice. 

Le dispositif que j’ai mis en place consiste ainsi à proposer à une même classe une dizaine d'œuvres (albums, contes, mythes, poésie) lues en lecture offerte et qui abordent une même problématique dans toute sa complexité. Cette culture littéraire commune sert ensuite de support aux ateliers de discussion. Les élèves sont invités à s’appuyer sur ces récits pour illustrer leurs propos, donner des exemples ou contre-exemples, proposer des définitions. Cette médiation par la littérature donne de la profondeur aux discussions. Elle assure la rigueur intellectuelle propre à l’exercice philosophique. Elle permet de sortir de la simple énumération d’exemples personnels, et elle instaure une distance, une sérénité psychique précieuse pour aborder des sujets souvent intimes et délicats. 

 

N’y a-t-il pas alors le risque de voir la littérature jeunesse réduite à un simple instrument qui permettrait d’atteindre un objectif plus sérieux, la philosophie ? 

E. C. - La littérature n’est pas un simple outil. Je dis souvent qu’elle est avant tout un lieu, un espace dans lequel on peut se retirer pour se retrouver. La pratique de la philosophie avec les enfants ne s’improvise pas. Elle requiert de la part des enseignants une véritable formation qui permet précisément de ne pas instrumentaliser la littérature, mais aussi de ne pas dévoyer la philosophie. Il n’y a, à mes yeux, aucune différence fondamentale entre la manière dont on peut s’appuyer sur des exemples littéraires en classe de terminale, à l’université, ou dans un atelier avec des enfants de grande section de maternelle. La même exigence s’applique. Les mêmes précautions doivent être prises. Mais cela suppose, de la part de l’animateur ou de l’animatrice, une réelle lucidité, une capacité de recul critique sur ce qu’est la littérature et sur ce qu’est la philosophie. Nous avons ouvert à Nantes-Université – site de l’inspé du Mans – un Diplôme Universitaire qui permet à des professionnels de l’enfance (enseignant.es, bibliothécaires, éducateurs/trices, artistes) de se former à l’animation des ateliers. 

 

Vous insistez à plusieurs reprises dans le livre sur le fait que « philosopher, ça s’apprend ». Est-ce une manière de mettre en garde contre certaines idées reçues, par exemple le fait que l’enfant serait « naturellement » philosophe par sa capacité d’interrogation ? 

E. C. - Je ne crois pas du tout à une nature spontanément philosophe de l’enfant. En bonne féministe, je me méfie du mot « nature » comme de la peste ! Penser s’apprend. Lire de la littérature, interpréter, s’apprend aussi. Ce ne sont pas des compétences innées. Ces habiletés, qu’elles soient de lecture ou de pensée, se construisent patiemment. Elles se développent bien sûr dans l’environnement familial quand les conditions s’y prêtent, mais aussi et surtout à l’école. Concernant l’enseignement de la philosophie, on a trop souvent éludé les questions de pédagogie et de didactique. Comme s’il suffisait qu’un élève écoute un cours magistral pour s’imprégner, spontanément, des concepts et des auteurs. Le mot « pédagogie » a longtemps été, et reste peut-être encore, un mot un peu vulgaire dans certains milieux, même enseignants. Pourtant, quand on est professeur, et qu’on souhaite réellement démocratiser l’accès à sa discipline, il n’y a rien de plus noble que de réfléchir aux conditions de possibilité concrètes de la transmission - et de l’amour même - pour sa discipline. 

Il faut aussi cesser de croire que les ateliers de philosophie sont des lieux de parole libre et « sans jugement ». Je dis souvent en formation qu’un atelier de philosophie n’est pas un atelier de parole mais un atelier de pensée. Et de la même manière qu’on peut beaucoup parler sans penser - cela arrive à tout âge ! - on peut aussi penser sans parler. L’apprentissage de la pensée philosophique demande donc un étayage spécifique de la part de l’enseignant.e  qui ne doit pas du tout être en retrait pendant les discussions bien au contraire. Il/elle doit intervenir fréquemment pour enrichir le vocabulaire par exemple, catégoriser les idées, clarifier les distinctions (comme celles entre légal et légitime, vivre et exister, obéir et se soumettre). L’ambition est ici de donner accès, dès le plus jeune âge, à cet exercice à la fois joyeux, ludique et exigeant qu’est la pratique philosophique. 

Il faut rappeler qu’en France, la philosophie n’est enseignée qu’en terminale, dans les lycées généraux et technologiques mais pas dans les lycées professionnels (sauf en option). Une grande majorité des enfants issus des classes populaires en sont donc exclus. Tous les amoureux et toutes les amoureuses de la philosophie devraient vouloir que le plus grand nombre puissent pratiquer et aimer la philosophie. Sans nier les enjeux politiques et sociaux liés à la démocratisation scolaire, des pratiques pédagogiques innovantes, misant sur l’intelligence collective et l’ambition culturelle, peuvent donner à l’école les moyens de cette démocratisation. Rien de bien nouveau dans ce que je dis : le GREPH (Groupe de Recherche sur l'Enseignement Philosophique) fondé par Jacques Derrida dans les années 1970 ou encore le Collège International de Philosophie participent déjà depuis longtemps à cette même action militante.

 

La philosophie à l’école, dites-vous, est une pratique « pirate ». Qu’entendez-vous par-là ? 

E. C. - J'adore l'image des pirates. Quand j'étais petite, j'étais amoureuse d'Albator ! Cet imaginaire renvoie pour moi à une pratique un peu punk, comme si on pouvait un peu « hacker » le système. La pratique de la philosophie avec les enfants bouleverse les représentations classiques et traditionnelles de la philosophie. C’est pour cela que l’image du pirate me semble parlante : elle reflète bien ce que cette pratique vient bouleverser. D’abord, elle transforme la représentation de l’enfant. L’enfant n’est pas une petite chose innocente, ignorante, coupée du monde. Il est un sujet plein et entier qui a besoin d’être accompagné dans son questionnement existentiel. La philosophie avec les enfants est donc une façon de reconnaître l’enfant – au sens fort du terme. Elle participe à ce qu’on appelle aujourd’hui une politisation de l’enfance. Ensuite, elle bouleverse la conception même de la philosophie, qui n’est pas uniquement un cours magistral, même passionnant, sur les concepts ou l’histoire des idées. Elle est aussi une pratique, un exercice, une expérience - comme dirait John Dewey - de la pensée. 

 

L’enjeu de cette pratique n’est pas seulement intellectuel. Il est aussi, dites-vous, démocratique et politique. Vous allez même jusqu’à en faire le socle d’une école qui serait entièrement « philosophique »… vous allez loin ! 

E. C. - Oui, et c’est une idée que je défends beaucoup : la pratique de la philosophie avec les enfants « pirate » les représentations scolaires classiques et traditionnelles en défendant une modalité pédagogique qui s’inscrit dans l’héritage du pragmatisme et de l’éducation populaire. Elle propose un paradigme de ce que pourrait être l’école au quotidien, dans toutes les disciplines. C’est ce que j’appelle dans mes travaux une « école philosophique ». La philosophie avec les enfants est à la fois une philosophie de l’éducation et une philosophie politique. En plus, on peut philosopher dans toutes les disciplines, et c’est là l’une des grandes forces de la philosophie : elle permet d’interroger tous les savoirs. En sciences, on peut se demander ce qu’est une vérité scientifique. En arts, on peut s’interroger sur ce qu’est une œuvre d’art. En histoire, on peut questionner la possibilité de tirer des leçons du passé. En EPS, on peut réfléchir aux stéréotypes de genre (pourquoi parle-t-on encore de « jeux de filles » et de « jeux de garçons » ?). La philosophie peut insuffler à chaque discipline une « saveur des savoirs ». Elle permet de prendre le temps, avec les élèves, de s’interroger sur ce qu’ils sont en train de faire quand ils/elles sont en sciences, en histoire, en arts, en sport, etc. 

La pratique même des ateliers de philosophie offre un paradigme pour une école réellement démocratique, émancipatrice et humaniste. Car philosopher avec les enfants, c’est avant tout pratiquer une coopération intellectuelle, dans laquelle les enfants sont reconnus. Nous ne sommes pas neutres. Comme le disait Jean Jaurès : « Il n’y a que le néant qui soit neutre ». Nous portons une vision du monde, humaniste et démocratique, fondée sur l’émancipation et la reconnaissance. L’enjeu est profondément politique : aiguiser dès le plus jeune âge l’esprit critique et la pensée complexe, encourager le dialogue interculturel ; lutter contre le relativisme et le dogmatisme. Pour faire vivre une démocratie, il est nécessaire d’offrir aux citoyens et citoyennes - de tous les milieux et classes sociales - ce que Hannah Arendt appelait des « oasis de pensée ». Les ateliers de philosophie – en offrant la possibilité de faire une pause pour penser sereinement et collectivement les grands enjeux de la condition humaine – sont une réalisation en acte de ces oasis. 

 

Le livre se compose de trois parties : une première partie plutôt théorique et historique ; une deuxième où vous donnez des exemples concrets de mise en résonance de questions philosophiques posées par des enfants avec des histoires issues de la littérature de jeunesse ; une dernière partie où sont présentées diverses expériences de pratique philosophique menées avec les enfants et adolescents à l’école bien sûr, mais aussi dans la cité, en prison et aux quatre coins du monde. Pourquoi cette dernière partie vous semblait-elle importante ? 

E. C. - Je m’inscris pleinement dans ce qu’on appelle depuis quelques années une « philosophie de terrain ». Les rencontres avec les enfants et avec les enseignants dans différents coins du monde m’ont profondément marquée. Elles ont bouleversé mes propres représentations de la discipline philosophique et ont consolidé mes hypothèses et intuitions. Il n’existe pas de toute façon de frontière rigide entre la théorie et la pratique. La théorie se nourrit de la pratique, et la pratique éclaire la théorie. Je voulais donc vraiment rendre hommage à tous ceux et toutes celles - enseignants, bibliothécaires, comédiens, éducateurs - qui, chaque jour, mettent en œuvre ces ateliers avec conviction. Institutionnellement, ces pratiques restent fragiles, peu reconnues, parfois contestées. Pédagogiquement, elles exigent un réel engagement : on ne se sent pas toujours légitime, on tâtonne, on doute. Les risques d’instrumentalisation de la littérature ou de détournement du mot « philosophie » sont bien réels. C’est pourquoi je tiens à saluer le travail des enseignants avec lesquels je travaille : ils/elles se forment, pratiquent une réflexivité exigeante. Il était essentiel, dans cet ouvrage, de leur donner la parole et de montrer ce qu’il est possible de faire, concrètement, au quotidien, avec les enfants dans différents contextes de Nantes, Sarcelles en passant par Mayotte, la Polynésie, Dakar et Monaco. Car finalement mon travail de chercheure a pour seule véritable ambition de permettre le déploiement de ces ateliers de philosophie dans le maximum d’écoles, de bibliothèques ou de théâtres. D’ailleurs le slogan de la Chaire Unesco que je dirige depuis 2016 est : « on sème » !

 

Edwige Chirouter est professeure des Universités et chercheure en philosophie de l’éducation à l'Université de Nantes (France). Elle est spécialiste de la philosophie avec les enfants. Elle est titulaire de la Chaire UNESCO « Pratiques de la philosophie avec les enfants : une base éducative pour le dialogue interculturel et la transformation sociale ». Elle coordonne pour cette chaire un réseau international de chercheur.es et d’enseignant.es et organise pour l’Unesco la Journée mondiale de la Philosophie.

Elle est l’auteure de plusieurs ouvrages et articles scientifiques sur le sujet. Elle est aussi auteure jeunesse. 

Site de la Chaire Unesco : 

https://chaireunescophiloenfants.univ-nantes.fr

 

Bibliographie :

- Edwige Chirouter (2015), L'Enfant, la littérature et la philosophie, L’Harmattan

- Edwige Chirouter (2022), Nouveaux ateliers de philosophie à partir d’albums et autres fictions, Hachette Éducation

- Edwige Chirouter (dir.), La Philosophie avec les enfants, Un paradigme pour l’émancipation, la reconnaissance et la résonance, Éditions Raison publique

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