La parole des chercheurs

Production et réception de la littérature de jeunesse : qu’en est-il du genre ?

Christine Détrez

Christine Détrez livre ici, par une rétrospective synthétique, son expertise de chercheuse depuis plus de vingt ans en sociologie de la culture, de la lecture et de la littérature de jeunesse. Elle aborde plus particulièrement la question des stéréotypes de genre, leur évolution, leur réception, et les enjeux importants dont ils sont porteurs.

 

Propos recueillis par Jasmine Bachi

 

Enjeu central de l’éducation, la lecture fait l’objet de nombreuses inquiétudes. On évoque le déclin de la lecture chez les enfants et les adolescents, on s’alarme de ses effets. Que pensez-vous de ces discours, sur lesquels vous écriviez d’ailleurs il y a déjà vingt ans ? 

Christine Détrez - Mes travaux, effectivement, datent et je n'ai pas fait d'enquête sur les pratiques de lecture des adolescents très récentes. Mais déjà, quand il y a 20 ans…, voire plus, j'avais fait ma thèse sur les pratiques de lecture des adolescentes et des adolescents, le discours alarmiste et de déploration de la perte de la lecture n'était pas nouveau. Il y a toujours eu des alertes sur la perte de la lecture. La lecture étant prise comme un substantif ou lire comme un verbe intransitif, en fait. Ce qui a souvent été regretté, c’est la disparition de la lecture des tragédies au profit du roman. Je me souviens du livre Discours sur la lecture, des historien-nes Jean Hébrard et Anne-Marie Chartier, qui parlent des discours de l'école sur la lecture, des bibliothèques sur la lecture, de l'église sur la lecture. On voit que ce sont perpétuellement des angoisses qui reviennent à dire que le roman n'est pas une bonne lecture, que le roman policier n'est pas une bonne lecture, ou encore que la bande dessinée n'est pas une bonne lecture. Quand j'ai fait ma thèse à la fin du XXe siècle, le livre avait été appelé Et pourtant, ils lisent co-écrit avec Christian Baudelot ; c’était pour montrer que non, on ne peut pas dire que les jeunes ne lisent pas. Il faut se demander ce que l’on met derrière le verbe lire. Si une première réponse à votre question consiste donc à contextualiser ces paniques morales et ces alarmes, il ne faut pas non plus penser que ce ne sont que des paniques morales. Je pense qu'effectivement la place de la lecture a changé, ne serait-ce que dans la légitimité scolaire mais aussi dans les pratiques culturelles des ados et des enfants. Est-ce qu’il y a eu une époque bénie de la lecture ? Qui lisait ? Qui avait accès à la scolarisation ? De quels ados parle-t-on ? Je ne réponds pas à la question mais je pense qu'aujourd'hui, effectivement, statistiquement, les ados lisent moins de livres, sans doute, que ceux de la génération précédente. Mais ça ne veut pas dire qu'ils ne lisent rien, ça ne veut pas dire qu'ils ne lisent pas. Il y a les mangas par exemple : est-ce la lecture de mangas rentre dans les enquêtes comme des lectures de livres ?

 

La littérature de jeunesse, du fait de son statut particulier dans le champ de la littérature, n’a été introduite dans les travaux sociologiques qu’assez tardivement. Dans un premier temps, abordée par la sociologie sous l’angle de sa légitimation, elle a fait par la suite l’objet de divers travaux autour de ses usages et de sa réception. Si aujourd’hui la littérature de jeunesse semble avoir gagné le rang d’objet sociologique légitime, quels sont les enjeux sociaux principaux qui lui sont attachés ?

Christine Détrez - Si je me disais aujourd'hui, j'ai envie de faire une étude sur la littérature jeunesse ou j'ai envie d'encadrer une thèse sur la littérature jeunesse ou un livre sur la littérature jeunesse, ce qui m'intéresserait, ce serait la polarisation éventuelle du champ entre des œuvres reconnues aujourd'hui et les autres. Je pense à tout ce qui se passe autour, comme le salon du livre de Montreuil. Il faudrait interroger des auteurs et des autrices jeunesse ; je pense que même pour eux, la dévalorisation de leur statut éventuel c’est quelque chose qui a quand même beaucoup changé depuis 10 ans, 15 ans, 20 ans. Il y a aussi maintenant des prix de littérature jeunesse qui sont des instances de légitimation, de consécration. Après, encore une fois, « littérature jeunesse », qu'est-ce que ça veut dire : Qui va avoir accès aux albums de littérature jeunesse qu'on va trouver dans certaines maisons d'édition spécialisées ? Et aux albums de littérature jeunesse qu'on trouve chez Carrefour ? C’est cela qui m'intéresserait. « littérature jeunesse », il faudrait le mettre au pluriel. Il n'y a pas une culture jeune, il y a des cultures jeunes.

Ce qui m'animerait pour faire une enquête, ce serait de me demander, et c'est un peu du Bourdieu appliqué, si à cette polarisation éventuelle des productions, correspond une polarisation des consommations. Ou bien, si au contraire cela s’hybride. Je pense que là, il y a un vrai enjeu. Lorsque j'ai travaillé sur les stéréotypes, et notamment les stéréotypes sur le corps, on voyait bien que dans la production, qui était sur le pôle le plus commercial de l'espace de la production de littérature de jeunesse, les messages étaient beaucoup plus stéréotypés que quand on avait des albums qui étaient du côté du pôle le plus légitime de la production. L'enjeu serait de réfléchir à la littérature jeunesse dans toute sa variété, la variété de sa production et la variété de sa réception.

 

La question du corps est liée à celle du genre, et il est aujourd’hui au cœur de nombreux questionnements, s’inscrivant plus particulièrement dans les réflexions sur les inégalités, les stéréotypes et l’éducation. En tant qu’objet culturel, la littérature de jeunesse véhicule, à travers ses personnages et ses histoires, certaines représentations genrées. Quel est votre constat à ce sujet et, plus précisément, qu’en est-il de la reproduction et de l’évolution des stéréotypes de genre dans la littérature de jeunesse ?

Christine Détrez - En fait, il y a deux choses. Il y a quelques années, on m'avait demandé au salon du livre de Montreuil de travailler sur des best-sellers de la littérature jeunesse. Ce que j'avais remarqué à l'époque, et je pense que le constat n'est pas obsolète, c'était que pour les filles il y avait une évolution. Effectivement, pour les filles, et on le voit même dans les Disney, le mythe de la princesse qui attend, qui a le coup de foudre, ça ne marche plus. C'est même mis en abîme, parce que dans La Reine des Neiges, un des personnages a le coup de foudre, et puis en fait non, ça ne marche pas, elle s'est fait avoir. Il y a plusieurs exemples comme ça chez Disney. Maléfiques c'est pareil, la belle-fille dort, les marraines vont choisir un prince mais ça ne marche pas. Et le baiser d'amour, c'est le baiser avec la sorcière. C'est amusant de voir comment la production elle-même se met en perspective. C'est un peu le débat qu'il y a eu sur le film Barbie aussi : est-ce que Barbie est féministe ou est-ce le féminisme qui est marketé ? Donc, pour les filles, effectivement, les modèles bougent.

Le constat que j'avais fait, et je pense qu'il est là aussi encore actuel, c'est que pour les garçons, ça bougeait beaucoup moins. C'est-à-dire que les filles peuvent être badass[1] mais pour les garçons, voir un garçon qui pleure, un garçon qui a peur, un garçon poltron c'est beaucoup plus compliqué. Je n'avais pas trouvé de modèle comme ça. Quand on prend la « valence différentielle des sexes »[2] de François Héritier, on comprend. Pour une fille, quitter les attributs féminins est valorisé. Pour un garçon, le soupçon d'homosexualité survient dès qu’il se détache des attributs masculins. Ces dernières années, j'ai été à des jurys de thèse, j’ai également encadré des travaux. Je pense à deux travaux, dont un qui avait été fait par Romarin Arnaud sur la représentation des personnages trans’, et l'autre par Baptiste Bertrand, qui était encadré par Nathalie Prince, sur la représentation des garçons homosexuels. C'était extrêmement intéressant. Je trouve que l'étude sur les stéréotypes de genre devrait se déplacer sur ces sujets. Leurs deux travaux montraient comment la littérature de jeunesse n'arrivait pas encore à sortir du constat de l'horreur. Les personnages vont vivre des choses horribles, le coming out est terrible, et être un jeune homme trans’ ou une jeune femme trans’ c'est terrible. J’avais posé cette question aux deux doctorants : si on avait une littérature où tout était rose est-ce qu’on ne penserait pas « ce n’est pas réaliste » ? Parce que de fait il y a des parcours très difficiles. Ils m’avaient apporté une très bonne réponse : tous les parcours ne sont pas terribles et marqués par le rejet, la honte, l'exclusion. On a l'impression, quand on lit cette littérature jeunesse, que tous les parcours le sont. Ce que je souligne ici c’est le manque de variété des modèles, des représentations. Finalement, on tombe dans un nouveau stéréotype où l’on a l'impression qu’on est très ouvert parce qu'on va mettre un personnage homosexuel ou trans’ mais comme on ne le met que dans le même scénario, dans le même script, cela reconduit une autre forme de stéréotypisation.

Dans certains de vos travaux, vous vous intéressez également à la littérature de jeunesse au prisme de ses lecteurs et lectrices. En effet, si des représentations genrées perdurent, tendant à représenter les filles dans le registre de l’émotion et à réserver aux garçons celui de l’aventure, demeure la question de la réception.  Alors que certains ouvrages continuent de s’adresser distinctement aux filles et aux garçons, que pouvez-vous nous dire au sujet de la réception et de l’appropriation de la littérature de jeunesse par ces derniers ?

Christine Détrez - En ce moment, justement, je travaille sur la sociologie des émotions et il y a encore des cadres très genrés sur la réception des émotions. Je renvoie notamment aux travaux de Kevin Diter sur l'amour chez les enfants (L’Enfance des sentiments). Ce qu’il montre, c'est qu'aujourd'hui encore, dans les cours de récréation, c'est honteux pour un petit garçon, ou pour la majorité des petits garçons, d'être soupçonné d'être amoureux d'une fille. Et les garçons n'en parlent même pas. Donc dans la réception des stéréotypes, c'est toujours la même chose. Je donne de grandes tendances mais tous les travaux sur la socialisation et sur les dispositions montrent que c'est bien plus complexe que de simplement dire « les filles d'un côté et les garçons de l'autre ». Quand j'avais fait mon étude sur les mangas, le fait d'avoir des grands frères ou des grandes sœurs jouait beaucoup dans les chemins de traverse qu'on pouvait prendre par rapport au code genré de son genre.

En ce qui concerne la réception, c'est un peu un cercle vicieux, parce que les filles, là aussi, ont intérêt à ouvrir le champ des émotions qui leur sont légitimes. Pour les garçons, si on regarde les émotions qui leur sont légitimes, on retrouve la colère. Là aussi, on voit comment il y a une ouverture pour les filles. C'est-à-dire qu'une fille peut être douce, mais devra se battre pour être en colère. Pour un garçon, c'est plus compliqué de valoriser le fait d'être doux, d'être sensible. Comme le dit bien Richard Hogarth, les gens ne sont pas des tablettes de cire sur lesquelles les messages s'impriment et il faut aller regarder la finesse des configurations particulières. Il y a bien, là aussi, une valence différentielle genrée, mais qui selon moi, ne change pas. Elle va pouvoir être aménagée à la marge par des milieux plus favorisés [socialement], où justement, c'est ce que montre Kevin Diter, les parents vont parler avec leurs garçons des émotions, mais le message général est « ne bouge pas ».

 

Nous avons eu l’occasion de revenir sur différents enjeux soulevés autour de la littérature de jeunesse. Plus largement, qu’est-ce qui constitue aujourd’hui, à vos yeux, les enjeux majeurs liés à la jeunesse et à la culture ?

Christine Détrez - On est très vite très dépassé avec le numérique. Dans mon atelier de recherche, on travaille sur des corpus et on est obligé de prendre TikTok, WhatsApp, Wattpad, Webtoon, etc. Je ne connaissais pas les noms et je n'en ai pas la maîtrise. Donc déjà, le vrai enjeu, c'est une maîtrise des nouveaux canaux. Avant, il y avait vraiment les gens qui produisaient, les gens qui critiquaient, les gens qui consommaient. Et aujourd'hui, tout devient poreux, parce que sur les plateformes, on peut produire, consommer, critiquer – dans le sens d'évaluer –. C’est un vrai enjeu méthodologique, très important, pour les sociologues aujourd'hui.

La question des inégalités est toujours là. Parce que certes, autrefois, un livre coûtait cher, et le numérique ouvre tout, mais ça ouvre à qui ? à quoi ? Finalement, les enjeux ne changent pas tant que ça. Ce qui m’a toujours animé et ce qui m'anime toujours, c'est de comprendre et documenter les inégalités. Et ça, ça n'a pas disparu. Les nouveaux médiums n'ont pas fait changer ça.

 

Christine Détrez est professeure de sociologie à l’École Normale Supérieure de Lyon, spécialiste de sociologie de la culture, du genre et de la jeunesse. Elle entretient un rapport privilégié et pluriel à la littérature. Agrégée de lettres classiques, sociologue qui s’intéresse à la lecture et à la littérature de jeunesse, Christine Détrez est également écrivaine.

 

Bibliographie :

Clémence Perronnet, Christine Détrez, « New Avenues to Investigate Childhood from the Perspective of the Sociology of Culture A Conversation between Christine Détrez and Clémence Perronnet », Youth and Globalization, volume 2, n°1, juillet 2020, p. 101-110

Christine Détrez, « Lire, écrire et les lunettes du genre » in Mélody Jan-Ré (dir.), L'oeuvre du genre, L'Harmattan, 2019

Christine Détrez, « Les pratiques culturelles des adolescents à l'ère du numérique : évolution ou révolution », Revue des politiques sociales et familiales, n°125, 2017

Christine Detrez, « Construire son identité malgré les stéréotypes dans la littérature jeunesse », CARACAS, mars 2013

Christine Detrez, « Les adolescents et la lecture, quinze ans après ", in " Métamorphoses de la lecture », Bulletin des Bibliothèques de France, volume 5, 2011

Christine Détrez, « Les princes et les princesses de la littérature adolescente aujourd'hui ", Les princes, les princesses et le sexe des anges », Revue du GRAPE, n°82, 2010

Mohamed Dendani, Christine Détrez, « Lectures de filles, lectures de garçons en classe de troisième », Bulletin des Bibliothèques de France, n°4, 1996, p. 30-39


[1] Le terme anglais badass signifie ici une femme forte et courageuse.

[2] La « valence différentielle des sexes » est un concept proposé par Françoise Héritier qui renvoie à l’idée selon laquelle, schématiquement, ce qui se rapporte culturellement au masculin est plus valorisé (financièrement comme symboliquement) que ce qui est attribué au féminin.

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