La parole des chercheurs

« Peut-on tout leur dire ? Formes de l'indicible en littérature jeunesse » Entretien avec Tonia Raus et Sébastian Thiltges

Propos recueillis par Sylvie Servoise
professeure de littérature à l’Université du Mans

« Peut-on tout leur dire ? », telle est la question – qui se pose à tous les acteurs du monde de la littérature jeunesse, des auteurs aux éditeurs, en passant par les médiateurs du livre. C’est aussi le fil rouge de l’ouvrage collectif dirigé par Tonia Raus et Sébastian Thiltges qui ont accepté de nous dire, pas tout, mais néanmoins beaucoup, sur ce thème essentiel. 

 

L’ouvrage collectif que vous avez coordonné a pour titre Peut-on tout leur dire ?, le « leur » renvoyant ici aux jeunes lecteurs. Il s’agit là d’une question cruciale, peut-être l’une des plus importantes dans le champ de la littérature jeunesse, et qui, au fil des siècles, a recueilli des réponses diverses. Il semble que la plus commune, à l’heure actuelle, soit précisément celle que vous évoquez dans l’introduction : « on peut certes tout dire, mais pas de n’importe quelle manière ! » Or cette réponse, écrivez-vous, n’en n’est pas vraiment une. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

Tonia Raus et Sébastian Thiltges - Avant tout, cette réponse, qui tient quelque peu de la formule, suppose la transformation de ce qui est dit précisément en fonction de normes et de valeurs en vigueur dans un contexte historique et sociétal donné. La manière est le message, en quelque sorte. Cela est renforcé par la spécificité communicationnelle de la littérature jeunesse, qui est une littérature doublement adressée : aux jeunes et aux adultes. Les adultes, en tant que destinataires (aspect rarement pris au sérieux) et médiateurs des livres auprès des jeunes, ne sont donc pas contournables dans la transmission des textes. Deux sensibilités propres, celle de l’adulte et celle de l’enfant, se confrontent à celle du texte : cette dynamique particulière ne peut guère être anticipée et se renégocie donc à chaque nouvelle, et toujours inédite, lecture d’un ouvrage. 

Quel est alors le problème de cette réponse communément admise ? Elle pourrait faussement faire croire que l’écriture pour la jeunesse se limite à un exercice de simplification du sujet et de la langue qui le porte. Or, c’est bien davantage la question du respect de la capacité de jugement (éthique et esthétique) des jeunes enfants ou des adolescents et adolescentes qui est en jeu ici. La littérature devient alors une expérience de pensée et de formes de vie accessible à tous, comme le propose notamment Edwige Chirouter dans ses travaux sur la philosophie avec les enfants.

Nous avons dès lors fait le pari de chercher des réponses du côté de l’inventivité formelle de ces textes pour s’adresser aux jeunes lecteurs. Cet aspect à la fois poétique et esthétique fait de l’expérience de la lecture quelque chose d’essentiel. Les enfants et adolescents sont alors valorisés en tant que sujets lecteurs ; chaque expérience de lecture est unique et propre à celui ou celle qui lit. C’est bien évidemment bien plus hasardeux, car il est difficile de maîtriser totalement ce qui va faire réagir les jeunes lecteurs et lectrices, mais les prendre au sérieux signifie faire confiance à leur manière propre de lire et d’interroger le monde qui les entoure. Et donc oui : on peut tout leur dire si tant est qu’on aménage un espace d’accueil de, et pour, cette parole.

Vous mobilisez une notion qui constitue le véritable fil rouge de l’ouvrage, la notion d’« indicible » : en effet, ne pas « tout dire » aux enfants et/ou aux adolescents, c’est postuler l’existence d’un, ou de plusieurs, « indicibles ». Mais c’est là un concept très polysémique, et qui a même parfois fait polémique : dans quel(s) sens l’entendez-vous ?

T. R. & S. T. - En effet, en introduction de l’ouvrage, nous expliquons avoir pris le « risque de diluer » la notion d’« indicible », au péril d’en faire une espèce de fourre-tout, accueillant le censure, les tabous de l’histoire et de la société, la cancel culture, l’écriture intime, etc. D’autres, comme Marine Grosbois et Marie-José Fourtanier, ont au contraire circonscrit l’indicible à une acception poétique, au sens linguistique, c’est-à-dire ce qui porte un commentaire sur la langue et le langage mêmes : on parle alors d’indicible quand c’est spécifiquement la capacité du langage à communiquer qui est mise en cause dans les textes littéraires. Cette conception, intrinsèque à la modernité littéraire avec laquelle la littérature jeunesse entretient parfois des rapports problématiques (il a été dit qu’elle ne pouvait pas assurer une telle complexité philosophique et formelle), est, de fait, déterminante pour la notion d’indicible et occupe une place importante dans la réflexion collective menée dans l’ouvrage. Il nous importait, cela dit, d’élargir le débat. En effet, il nous a semblé que la littérature jeunesse a de tout temps et dans tous ses aspects, de la production à la médiation jusqu’à la réception, été hantée par cette question du « Peut-on tout leur dire ? » C’est comme si à chaque étape de l’écriture, de la création et de la diffusion d’un livre, jusqu’à la lecture, cette question se posait. Tout le champ littéraire jeunesse en porte donc la trace. C’est ce que nous avons souhaité montrer. 

Un dernier élément de réponse est beaucoup plus pragmatique : l’ouvrage est né suite à l’organisation d’un cycle de conférences à l’université du Luxembourg, dont le but était de faire découvrir la littérature jeunesse, généralement sous-représentée dans les corpus académiques, à des étudiants et étudiantes de Licence. Nous avons donc dû trouver un thème nous permettant à la fois d’aborder divers aspects (historiques, éditoriaux, poétiques, narratifs…) de la création littéraire jeunesse tout en ciblant des problématiques littéraires importantes posées par notre corpus : là encore, la question « Peut-on tout leur dire ? » nous a paru centrale. 

L’ouvrage est organisé en cinq sections, qui correspondent à autant de « formes de l’indicible en littérature jeunesse » : la censure d’abord, qui constitue le meilleur moyen d’imposer le silence à la création littéraire ; puis, un certain nombre de thèmes pudiquement qualifiés de « délicats », que certains préfèreraient peut-être ne pas évoquer devant les enfants, mais dont s’emparent les auteurs jeunesse: l’inquiétude environnementale ; l’intime ; les violences du passé (Shoah, guerre d’Algérie). Enfin, la dernière section interroge le lien entre « dire » et « rendre visible », à partir d’études centrées sur « l’impensé colonial » et les sujets LGBTIQ+. Diriez-vous, à partir de ce vaste panorama, que les limites du « dicible » se sont étendues au XXIe siècle, ou que l’on assiste à de nouvelles formes de censure ? 

T. R. & S. T. - Nous sommes heureux que l’organisation de notre volume permette d’y lire un panorama des frontières mouvantes du « dicible » au fil de la jeune histoire de la littérature jeunesse. Car ce thème de l’indicible est certainement un puissant indicateur de la sensibilité d’une époque quant aux questions vives qui l’animent. De fait, les thèmes de la Shoah, des guerres coloniales et de leur impact sur les générations d’après, aux prises avec un sentiment de responsabilité individuelle et/ou collective, sont très présents dans les catalogues de la littérature jeunesse, parce qu’ils permettent d’expliquer aux plus jeunes les tourments de leur époque. Or, il est indéniable que le début des années 2000 a été fortement marqué par des mouvements sociaux initiés par un désir de justice – de réparation certainement aussi – par rapport aux déconsidérations, voire oppressions économiques, écologiques et sociétales portées par les pouvoirs politiques et économiques en place. Ces mouvements – woke (dans le sens originel), #metoo, BLM (Black Lives Matter), Youth for Climate – trouvent une résonance particulière auprès des jeunes qui font de ces combats légués par leurs ainés ceux de leur génération. Cette dynamique est singulière, car elle amorce une réflexion quant au futur de la planète et de nos sociétés occidentales. 

Cela dit, le monde éditorial dans son ensemble, et donc également les publications jeunesse, sont parfois sujets à des interprétations plus radicales de ces pensées progressistes au départ, comme peuvent en témoigner les rééditions « révisées » de certains classiques jeunesse (de Roald Dahl ou Enid Blyton), qui risquent de sacrifier la liberté d’expression et la créativité d’un auteur ou d’une autrice, à un moment précis de son et de notre histoire, sur l’auteul du politiquement correct, d’une pensée globalisée nécessairement nivelée et surtout dépouillée des combats politiques et idéologiques qui l’ont façonnée.

Un des contributeurs du volume, Luc Tartar, dramaturge, évoque son expérience d’atelier d’écriture avec des adolescents et souligne que « la littérature et notamment la littérature jeunesse ont un rôle essentiel à jouer pour remettre la langue au cœur des échanges et des imaginaires ». Pensez-vous que, au-delà de la question même de savoir ce qu’on dit (ou qu’on ne dit pas) aux jeunes lecteurs, le fait même de leur parler est un acte « politique », au sens où il contribue à faire société ? 

T. R. & S. T. - La considération de l’enfance et de l’adolescence comme des âges à part entière de la vie d’un individu est assez récente. Et, une fois encore, la littérature, et celle destinée à la jeunesse en particulier, a accompagné ce mouvement, à travers la création de personnages de fiction emblématiques avec ou grâce à qui les lecteurs et lectrices ont pu grandir. Ce phénomène est exemplifié par la série Harry Potter, qui demeure un tournant en littérature jeunesse, notamment parce que les personnages sur papier et à l’écran, les acteurs et actrices qui les ont incarnés, ainsi que leurs fans ont construit une communauté qui a évolué ensemble au fil des sept romans et huit films qui composent cet univers imaginaire si fortement ancré dans notre vie réelle. 

Plus particulièrement, concernant la notion d’indicible, il nous importait d’activer l’étymologie latine, assez troublante, du mot infans : « celui qui n’a pas de voix. » Cela en dit long sur le manque d’attention donnée au regard que l’enfant porte pourtant sur sa famille et son entourage, sur son monde, et qui est de fait d’emblée « politique », car soucieux du rapport à l’autre. Cette dimension a aussi pendant longtemps été un impensé de l’école. Aujourd’hui, les lignes bougent à ce sujet, comme le montre par exemple la série Émile (Gallimard Jeunesse, 2012-2024) de Vincent Cuvellier, dont le protagoniste justement ne parle pas, mais nous donne à voir sa vision du monde à travers ses pensées et sa voix intérieure qui, elle, répond aux questions et sollicitations des autres, en particulier de la mère. L’articulation entre l’(in)dicible et le lisible est finement mise en récit, car seule la lecture – intérieure du jeune lecteur ou de la jeune lectrice comme à voix haute de l’adulte – donne « voix » aux réflexions d’Émile, souvent marquées d’un sarcasme inhabituel pour un enfant. Emblématique, en l’occurrence, le tome Émile fait la politique (2021). Et puis, cette rentrée littéraire accueille également le « tract » Pour le droit de vote dès la naissance (Gallimard, 2024) de Clémentine Beauvais, une voix importante dans le monde de la littérature jeunesse contemporaine, dont le message est aussi puissant que provocateur : « Être un enfant, c’est déjà une forme d’expertise sur le monde. » D’où l’impératif de leur redonner enfin la parole, leur parole !

Une autre contributrice, Anne Schneider avance, dans son texte consacré à la transmission de la mémoire de la guerre d’Algérie, que la littérature de jeunesse « met l’enfant en situation de passeur du dicible », dans la mesure où elle lui donne une « place, une voix et une responsabilité dans l’émergence et l’avènement de la parole ». Cela signifie-t-il que la question du « pouvoir dire » n’est pas seulement réservée aux auteurs, mais également aux lecteurs, invités à reprendre le flambeau de la parole ?  

T. R. & S. T. - Cette réflexion d’Anne Schneider est centrale pour notre ouvrage, dans la mesure où elle pointe la puissance actualisante de la lecture pour transformer cet indicible en lisible. Comme le précise aussi Éléonore Hamaide dans sa contribution, dès lors qu’une émotion, une idée ou un fait sont énoncés dans un texte, ils ne relèvent plus de l’indicible. C’est toute l’ambiguïté de la notion, qui en fait à la fois la complexité et l’attractivité. Dans la logique des stratégies de séduction que, selon Daniel Delbrassine (Le Roman pour adolescents aujourd'hui : écriture, thématiques et réception, 2006), les romans jeunesse mettent en œuvre pour susciter notamment des effets de proximité, ce sont souvent des personnages d’enfants qui brisent les tabous et qui rompent l’indicible. Ils sont donc tant des passeurs entre le monde forclos et muet des adultes et celui à venir que les générations futures construisent dans l’échange de la parole, qu’entre l’univers fictionnel du roman et celui réel du lecteur ou de la lectrice. Voilà un apprentissage fondamental de la lecture littéraire dont la littérature jeunesse est un vecteur important. 

Tonia Raus est professeure adjointe de littérature française et de didactique de la littérature à l’université du Luxembourg, où elle dirige la filière « Langue et littérature françaises » du master en enseignement secondaire. Ses recherches s’inscrivent dans une réflexion sur l’appropriation littéraire, notamment en contexte multilingue. Avec Sébastian Thiltges et Magali Ooms, elle a adapté en livre numérique enrichi, à destination des lycéens, le roman La Ballade de Lucienne Jourdain de Tullio Forgiarini (Melusina Press, 2023). Elle a également coédité le volume collectif Libre cours. Perspectives didactiques dans l’enseignement du français au Luxembourg (Melusina Press, 2024). 

Après une thèse en littérature comparée consacrée au paysage silencieux dans le roman réaliste, Sébastian Thiltges étudie les rapports entre écologie et littérature aux universités du Mans et de la Sarre. Dans le cadre de ses recherches, il publie plusieurs articles et codirige les ouvrages Éco-graphies : écologie et littératures pour la jeunesse (coéd. Nathalie Prince, Rennes : PUR 2018) et Écologie culturelle et cultures écologiques dans la Grande Région (coéd. Christiane Solte-Gresser, Berlin : Peter Lang 2020), Peut-on tout leur dire ? Formes de l’indicible en littérature jeunesse (coéd. Tonia Raus, Bordeaux : PUB, 2023) ainsi que le volume en ligne Le Mal sans visage dans la culture populaire (coéd. Oliver Kohns, Cultural Express, 2021). Il est assistant-chercheur à l’université du Luxembourg jusqu’en 2023. Aujourd’hui employé au service pédagogique du Centre national de l’audiovisuel (Luxembourg), il poursuit ses recherches en tant que chercheur indépendant. 

Bibliographie :

Grosbois Marine et Fourtanier Marie-José, « L’indicible en littérature de jeunesse contemporaine : comment dire par un langage secret la famille, la solitude et la peur ? », dans G. Béhotéguy, Ch. Connan-Pintando et G. Plissonneau (dir.), Idéologie(s) et roman pour la jeunesse au XXIe siècle, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2015, p. 90-101.

 

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