Les petites histoires de l'éducation

Patriotisme en lendemains de défaite. Un discours d’Ernest Lavisse de 1888

Charles Defodon (1832-1891)
Pédagogue français

Dans ce discours de 1888, introduit et rapporté par Charles Defodon (1832-1891), pédagogue, Ernest Lavisse, historien français (1842-1922), raconte avec humour ce qu’était l’enseignement des langues au début du siècle mais évoque surtout l’Alsace, allemande depuis la défaite de 1871 mais « française par l’esprit ». C’est ce que Charles Defodon qualifie de « leçon de patriotisme » dans son introduction. 

Charles Defodon – À la distribution des récompenses de fin d’année d’une grande école d’enseignement primaire et secondaire libre, l’école Alsacienne, un universitaire, dont le nom et les ouvrages leur sont également connus, M. Lavisse, professeur et directeur d’études à la Faculté des lettres de Paris, a prononcé un remarquable discours dont nous voulons reproduire ici quelques extraits.

Amené à faire le parallèle entre l’ancien enseignement des lycées et des collèges et le nouveau, l’orateur a présenté une spirituelle critique des méthodes usitées jadis pour l’enseignement des langues.

« Vous n’imaginez pas, a dit M. Lavisse, ce qu’était alors le personnel qui enseignait les langues vivantes. On le prenait presque toujours au-dehors, parce qu’on tenait cet enseignement en petite estime et qu’on ne se donnait pas la peine d’y préparer des maîtres. Une des manifestations de l’hospitalité française était alors de nommer professeurs d’allemand ou d’anglais des Polonais ou des Allemands condamnés à mort dans leur pays pour crimes politiques. Quelques-uns étaient des héros. Mais il n’y a point de corrélation naturelle entre l’héroïsme et la grammaire. Parmi ces réfugiés, il se trouvait quelques vrais maîtres dont l’esprit original rendait aux écoliers le grand service de les informer qu’il y avait d’autres intelligences que les françaises et qu’elles avaient leurs vertus. C’était l’exception. Un Allemand qui a connu en France ces professeurs pourvus de leurs brevets par un conseil de guerre, me disait (faites bien attention, c’est une plaisanterie un peu compliquée) : “Nous les appelons de bons Allemands, car venus en France chercher fortune, s’ils avaient été femmes ils auraient été bonnes.” Pour moi, ce n’est pas l’allemand, c’est l’anglais que j’ai appris au collège, et mon maître était Français. C’était un personnage étrange qui ne ressemblait à aucun de nos professeurs. Il était boutonné dans une redingote serrée. Il avait en parchemin gris la peau du visage ; une moustache dure ; des yeux de colère froide. Nous ne savions pas au juste quel esprit il avait : il ne nous l’a jamais laissé voir. D’où pouvait-il venir ? Les uns disaient que c’était un soldat du premier empire — il portait en effet la médaille de Sainte-Hélène — et qu’il avait appris l’anglais comme prisonnier sur les pontons. D’autres, considérant la tristesse de sa physionomie et cet air qu’il avait de vouloir nous dévorer, affirmaient qu’il était le dernier survivant des naufragés de la Méduse. Pour tout enseignement, il nous dictait un tableau où étaient marquées avec des numéros les façons diverses usitées en Angleterre, de prononcer les mots autrement qu’ils ne s’écrivent. Il nous tendait des pièges avec les verbes irréguliers. Nous expliquions en classe quelques passages d’écrivains humoristes qui prenaient des teintes lugubres. Si longues étaient ces classes qu’au dortoir, avant de goûter, après les fatigues de la journée, les douceurs d’un bon repos de huit heures, nous nous disions : “Huit heures, c’est quatre classes d’anglais !” Et cela nous donnait l’idée de l’infini !

Ce professeur, pendant les quatre années que j’ai passées avec lui, n’a pas une fois prononcé le nom de Shakespeare. Il ne se doutait pas que son devoir était de révéler à de jeunes Français l’Angleterre.

Ce n’est point la géographie, comme on l’enseignait, qui était capable de nous faire connaître le monde extérieur. La géographie c’étaient d’horribles petits livres, où les noms étaient rangés par catégories. Quand je rêve que je ne sais pas ma leçon, c’est une liste des adjectifs en al qui font als au pluriel, ou bien des détroits d’Europe ; dans l’un et l’autre cas, il y avait énumération de mots. Et quels atlas, avec des cartes plates et mornes ! Dans les classes, d’autres cartes pendaient très haut et n’étaient atteintes que par la poussière. Nos professeurs n’enseignaient la géographie qu’à regret. J’en ai connu un qui ne l’enseignait pas du tout. C’était un homme très original. Il avait beaucoup d’esprit et de savoir, et ne voulait être écouté que par de bons élèves ; les autres dormaient : il respectait leur sommeil. Un de mes camarades éveilla un jour un de ces dormeurs qui allait jusqu’au ronflement. Le professeur lui dit : “Vous me ferez une carte d’Europe ; vous la montrerez aux inspecteurs généraux quand ils viendront ; cela leur prouvera que nous faisons de la géographie.” Il se moquait ainsi à la fois des inspecteurs généraux et de la géographie. Et voilà comment je n’ai appris la géographie que lorsqu’il m’a fallu l’enseigner. Aussi ne la sais-je, ne la saurai-je jamais bien. Vous verrez plus tard, que la vie intellectuelle de l’homme ne fait guère que développer les germes déposés dans ce joli sillon ouvert aux rayons du soleil, dans l’esprit de l’enfant… »

Mais c’est surtout la leçon de patriotisme vraiment français qui termine le discours de M. Lavisse que nous voulons faire connaître à nos lecteurs. Parlant aux élèves de l’école Alsacienne, M. Lavisse s’est, tout naturellement, souvenu de l’Alsace.

« Ici, plus que partout ailleurs, a-t-il dit, on sent le besoin de préparer la jeunesse à l’avenir et d’espérer en cet avenir. Je ne veux point finir par des paroles tristes, ni par des propos de haine, ni par quoi que ce soit qui ressemble à une provocation ; mais je ne puis m’empêcher de penser tout haut aujourd’hui ce que je pense tout bas chaque jour, ne pas conduire vos regards vers le pays où vont souvent les miens ; le pays qui, de la montagne au mamelons vêtus de l’arbre de Noël, s’incline vers le grand fleuve historique dont les eaux reflètent les cathédrales et les manoirs ; pays fertile en tous les biens de la terre ; pays de bonnes gens, de bons cœurs, de bras solides, d’esprits studieux, de savants et de laboureurs, d’éducateurs et de soldats ; heureux jadis et d’une humeur facilement joyeuse ; pays poétique, tout plein de souvenirs, de légendes, de charmes de toute sorte, dominé au loin par la haute flèche de Strasbourg, qui maintenant semble un point d’exclamation, une grande larme de la terre montant vers le ciel.

Non, je ne dirai rien qui ressemble à une provocation. Je ne prononcerai point de paroles de haine. Que la haine soit ailleurs enseignée en corps de doctrine, soit ! Je veux rappeler au contraire que l’Alsace, la plaine riante et blonde, est le terrain où la haine a été vaincue. Disputée par deux races, elle les a réconciliées. Qu’était-ce donc que l’Alsace, et quelle merveille unique représentait-elle dans le monde ? Elle parlait sa langue germanique, mais elle avait adopté l’esprit de la France. Elle aimait cet esprit, parce qu’il est aimable, gai, sans morgue, humain. Car ce ne sont point les armées de Louis XIII ni la politique de Louis XIV qui l’ont conquise : au lendemain de la conquête, le cœur était gagné. Un roi de Prusse, qui réclamait sa part d’un démembrement de la France (c’était en 1708, il n’y avait de roi de Prusse que depuis sept ans), écrivait “Les habitants de l’Alsace sont plus Français que les Parisiens. Le roi de France est si sûr de leur affection à son service et à sa gloire qu’il leur ordonne de se fournir de fusils, de pistolets, de hallebardes, d’épées, de poudre et de plomb, toutes les fois que le bruit courait que les Allemands ont dessein de passer le Rhin.” Il ajoutait, ce roi de Prusse, que “l’empereur et l’empire ne retrouveraient en Alsace, s’ils la reprenaient, qu’un amas de terre morte et qui couvera un brasier d’amour pour la France et de fervents désirs pour le retour de son règne en ce pays”. Cela, trente ans après la réunion de Strasbourg ! Et bientôt venait la Révolution française, qui effaçait jusqu’au souvenir de la conquête. Tous, sans distinction d’origine, quelle que fût notre langue, d’où que nous fussions venus dans la commune patrie, Bretons, Provençaux, Picards, Bourguignons, Gascons, Lorrains, Normands, Alsaciens, nous sommes nés ensemble, vraiment frères, à une vie nouvelle. Mes chers enfants, c’est l’esprit de la France qui a fait ce miracle, par sa vigueur, par sa clarté, par sa générosité par sa vaillance. C’est pourquoi ; nous voulons former en vous des esprits vigoureux ; clairs, généreux et vaillants. » 

Nous voulons croire qu’on lira au delà du Rhin ces nobles paroles.

 

Ernest Lavisse (1842-1922) est un historien français, peut-être le plus influent de la deuxième partie du XIXe siècle. Ses manuels scolaires, les « manuels Lavisse », mis dans les mains de générations d’écoliers, ont été l’un des principaux moyens de diffusion du roman national. Il est membre de l’Académie française de 1892 à sa mort et directeur de l’École normale supérieure de 1903 à 1919. 

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