L’instituteur est-il un prolétaire ?
Dans cet article de 1898, Henry Bérenger (1867-1952), homme de lettres qui deviendra sénateur de la Guadeloupe en 1912, répond à un article de Ferdinand Buisson, directeur de l’enseignement primaire entre 1879 et 1896, professeur de pédagogie et de sciences de l’éducation à la Sorbonne, et futur président de la Ligue de l’enseignement (à partir de 1902). Buisson y défend l’idée que l’instituteur ne fait pas partie du prolétariat, contrairement à ce qu’affirme Bérenger. Dans sa lettre de réponse, ce dernier soutient au contraire que l’instituteur appartient bel et bien au prolétariat, et il entend le démontrer.
À M. F. Buisson.
Monsieur et cher maître,
Voulez-vous me permettre de répondre quelques mots à l’article que vous avez publié dans le Manuel Général du 26 février sur les Instituteurs et le Prolétariat Intellectuel en France ? Vous aviez bien voulu, dans cet article, analyser et discuter, du point de vue spécial des instituteurs, un travail que j’ai récemment publié dans la Revue des Revues sur nos « Prolétaires Intellectuels ». Tout en vous remerciant de cette haute marque d’attention, et de la bienveillante franchise avec laquelle vous m’avez critiqué, je ne me sens point d’accord avec vous sur quelques points essentiels, et je voudrais à mon tour m’en expliquer avec vous et vos lecteurs.
J’avais écrit dans mon article : « L’enseignement primaire n’est qu’un immense prolétariat. »
Sur les 100 000 instituteurs ou institutrices qui le forment, 100 000 au moins sont dans une gêne très voisine de la misère... Malgré cela, la concurrence pour l’obtention des places est effrayante, surtout à Paris et dans les grandes villes. Pour 150 places vacantes environ dans les écoles de la ville de Paris, il y a une moyenne de 8 000 candidats, soit 50 pour une place ! »
Ces chiffres n’ont pas été contestés, ils ne pouvaient l’être. Mais le mot « immense prolétariat » a choqué. Il est des cas où constater une maladie est moins hardi que d’en prononcer le nom. Les classes libérales ont pris une telle habitude de se croire à tout jamais exemptes de prolétariat, que l’on n’effraierait pas plus un grand seigneur en lui révélant qu’il est atteint d’une maladie de pauvre. Et, pour ce qui concerne l’instituteur, en particulier, les hommes qui ont tant fait pour lui pendant vingt ans, qui lui ont donné sa place de plus en plus considérable dans la vie nationale, qui ont accru son traitement, amélioré sa situation, affermi son indépendance, ces hommes doivent avoir des susceptibilités et une incrédulité très naturelles, lorsqu’ils m’entendent dire que l’enseignement primaire est, pour les deux tiers, « un immense prolétariat ».
Est-il pourtant rien de plus exact ?
Qu’est-ce qu’un prolétaire ? C’est l’être humain qui, vivant uniquement de son salaire, n’arrive pas à vivre convenablement avec ce salaire, et se trouve à la merci d’un accident quelconque (maladie, chômage, renvoi, perte d’argent, etc). Vous-même avez précisé cette définition dans les quelques lignes suivantes : « Pour qu’un homme ne puisse pas être appelé légitimement un prolétaire, il faut et il suffit : 1° que son salaire soit suffisant pour lui permettre de vivre modestement et d’élever sa famille non moins modestement ; 2° que ce salaire ne soit pas exposé à des interruptions ou à de brusques dépressions ; 3° qu’en cas de maladie, de vieillesse, d’accidents, de mort prématurée, cet homme soit assuré, soit pour lui, soit pour les siens, d’un secours suffisant pour parer à la détresse. »
Or, ajoutez-vous, peut-on réellement soutenir que ces trois conditions fassent aujourd’hui défaut à l’instituteur ?
Je crois, hélas ! que beaucoup répondront : oui.
Estimez-vous vraiment, mon cher maître, qu’un adjoint ou une adjointe, débutant à 900 francs (avec la retenue obligatoire), puisse, même si elle n’a aucune charge de famille, vivre « modestement » avec ce salaire ?
Estimez-vous vraiment que le même adjoint ou la même adjointe, six à sept ans plus tard, s’ils se marient, s’ils ont des enfants, puissent arriver à vivre, même très modestement, avec les 1 200 ou 1 400 francs que l’État leur donnera ?
Pour moi, je déclare que la « modestie » ici, c’est tout simplement une forme de la misère. En réalité, l’instituteur a tant de peine à vivre qu’il est obligé de chercher des revenus, même minimes, parfois un peu humiliants, en dehors de l’école. Il se fait secrétaire de mairie, chantre au lutrin, voire jardinier pour le compte d’autrui ! Relisez à ce sujet les lettres publiées par M. Francisque Sarcey.
1 000 francs par an, cela ne fait pas 3 francs par jour, 1 400 francs par an, cela ne fait pas 4 francs par jour. Comment voulez-vous qu’une famille puisse vivre avec ce salaire, qui n’est pas celui d’un bon ouvrier ? Un individu a déjà bien de la peine à se subvenir avec 3 ou 4 francs par jour, surtout si cet individu doit être convenablement vêtu, chaussé, s’il doit représenter dans une certaine mesure à côté du curé, du maire et du médecin, s’il doit se nourrir solidement pour faire face à un labeur considérable. Ne disons pas que le salaire moyen de l’instituteur est suffisant pour assurer sa vie et son indépendance. Les 4/5 des instituteurs ne sont pas dans cette condition : ils sont bien vraiment des prolétaires, au même titre que l’ouvrier.
Est-il vrai que le salaire de l’instituteur ne soit pas exposé à des « interruptions » ou à de « brusques dépressions » ? Je ne crois pas qu’on puisse l’affirmer entièrement.
Sans doute, pour l’instituteur, il n’y a ni chômage, ni morte-saison, ni renvoi arbitraire. C’est là une supériorité du prolétaire fonctionnaire sur le prolétaire ouvrier. Mais si l’instituteur tombe malade, qu’arrive-t-il ? On le met en congé avec traitement entier pendant trois mois ; ensuite, on le met en congé avec demi-traitement pendant trois autres mois, puis, si la maladie se prolonge, on avait autrefois une ressource, mais existe-t-elle encore ? C’était d’accorder au fonctionnaire, en congé, un traitement de 100 francs par an pour ne pas lui faire perdre ses droits à la retraite.
Autre exemple. Il n’y a pas bien longtemps encore (et je ne sais même pas si la nouvelle loi fonctionne déjà), l’instituteur ou l’institutrice étaient rendus matériellement responsables des accidents survenus aux enfants pendant leur séjour à l’école. C’est-à-dire qu’ils devaient payer (cela s’est vu) des rentes de 1 000 francs, et quelquefois plus, à des familles qui les avaient traduits en justice. Ne voilà-t-il pas encore un cas, assez rare il est vrai, mais à l’abri duquel personne n’était, où le salaire se trouvait soumis à une « brusque dépression » ?
Autre exemple. N’est-il pas vrai que, trop souvent, l’État se fait tirer l’oreille pour liquider aux vieux instituteurs leur pension de retraite ? N’est-il pas vrai que ces liquidations ne se font qu’au fur et à mesure des fonds votés, à cet effet, par les Chambres ? Et n’a-t-on pas vu le Conseil d’État refuser, sur l’avis du Ministère de l’Instruction publique, de liquider la pension de retraite d’une ancienne institutrice, parce qu’elle avait été mise en congé quelques mois avant la date légale de cette retraite ? Et, par ailleurs, cette fameuse retraite, insuffisante d’ailleurs pour garantir et assurer l’existence matérielle d’un vieillard, n’est-elle pas retenue par l’État sur le traitement même de l’instituteur ? Quel est l’ouvrier qui, avec le système des caisses et des sociétés d’assurances, ne pourrait, avec de pareilles retenues sur son salaire, obtenir le même résultat ?
Enfin, est-il bien certain que si l’instituteur meurt jeune, s’il est victime d’un accident, sa famille soit mise « en mesure de parer à la détresse » ?
Des trois causes qui déterminent le prolétariat, la plus importante est assurément l’insuffisance du salaire quotidien. L’instituteur ne lui échappe pas. Les deux autres sont l’absence de fixité dans le salaire, et le manque de garanties contre la maladie, la vieillesse et la mort. L’instituteur est mieux assuré contre ces causes secondaires, mais il ne peut cependant leur échapper tout à fait. Songez que l’instituteur ne peut faire des économies, et qu’il est toujours à la merci de l’imprévu.
Vous me dites, mon cher maître, « qu’à ce compte toute l’Université est prolétaire, et avec elle toute la nation, à l’exception de quelques centaines ou de quelques milliers de familles. » Il y a en effet beaucoup de prolétaires dans l’enseignement secondaire et même supérieur, il y en a beaucoup dans toute la nation, et c’était précisément le sujet de mon article. Les maîtres-répétiteurs, les professeurs de collège, les précepteurs et professeurs libres, etc., sont des prolétaires, à peu près au même titre que les instituteurs. Mais la situation de l’instituteur a ceci de particulièrement grave qu’étant réduit au minimum de salaire, il ne peut jamais espérer sortir de la gêne où il est entré en entrant dans la carrière.
Et vous ajoutez, en manière de conclusion : « On n’est pas prolétaire par ce fait qu’on n’est pas riche. On peut très bien être pauvre et ne pas être un misérable. On peut avoir une vie assurée, réglée, tranquille, honorable et heureuse, bien que dans des conditions matérielles très étroites et avec l’obligation d’une rigoureuse économie. On n’est pas un prolétaire pour cela... » Quand vous ajoutez cela, je suis entièrement d’accord avec vous, j’applaudis à ces paroles, mais je les crois en dehors de la question. Entre le « pauvre » et le « misérable », il y a un degré intermédiaire que vous négligez. C’est l’homme gêné, c’est l’individu ou la famille qui se débat contre les difficultés sans cesse de la vie. L’ordre, la règle, la tranquillité, c’est très beau sur le papier et en rêve... Mais qu’il faut peu de chose — une mort, une maladie, une perte d’argent — pour transformer le pauvre « heureux » en un pauvre « misérable » !
Maintenons donc énergiquement que les 4/5 des instituteurs sont ou peuvent être des prolétaires. Il n’y a aucun déshonneur à cela. Le prolétariat n’est une honte que pour la société : il honore quelquefois l’individu. Pour ma part, je le déclare hautement, j’admire et j’honore les 30 000 instituteurs qui, l’an dernier, élevant les enfants de la République pour 1 500 francs par an en bonne moyenne, ont donné gratuitement par surcroît leurs veilles et leur effort pour élever les adolescents et les adultes. S’ils sont des prolétaires, la société n’en est que plus responsable, mais eux n’en sont que plus honorables.
Certes, je ne méconnais point tout ce que la République a depuis vingt ans fait pour l’instituteur. Elle a régularisé et haussé son salaire ; elle a garanti sa retraite ; elle a fortifié sa liberté. En dépit des diatribes contre les « palais scolaires » et les « oppressions des consciences », elle est parvenue à constituer un enseignement primaire laïque digne d’être admiré par les Anglo-Saxons eux-mêmes. Et elle a dû lutter sans relâche contre les insuffisances d’un budget âprement disputé, contre les mauvaises volontés municipales, contre des transformations imprévues. L’incomplet de son œuvre est parfaitement explicable.
Mais les générations nouvelles de publicistes et d’hommes politiques seraient inexcusables si elles ne poursuivaient pas l’achèvement de cette œuvre, si elles ne réclamaient pas l’émancipation totale de l’instituteur. Je me suis de grand cœur associé à ces « Amis de l’École », dont vous êtes le guide respecté, et qui veulent enlever l’instituteur aux préfets pour le rendre à sa famille naturelle, l’Université. Mais, cet essai d’affranchissement administratif n’aura de valeur que s’il est accompagné d’un affranchissement matériel. Tant qu’un homme ou une femme ne peuvent trouver dans leur labeur quotidien un salaire correspondant aux nécessités de leur vie, on aura beau les émanciper, intellectuellement, administrativement, politiquement, ils ne seront pas des citoyens libres, ils sont et resteront des prolétaires.
C’est à quoi feront bien de songer les « Amis de l’École ».
Henry Bérenger
Henry Bérenger (1867-1952) est un écrivain, journaliste et homme politique français. Il se fait connaître par ses essais engagés sur les questions sociales et éducatives, comme L’Aristocratie intellectuelle (1895), dans lequel il réfléchit au rôle des élites savantes. Défenseur d’un enseignement laïque et républicain, il s’illustre dans les débats sur l’éducation et la condition des instituteurs. En 1912, il devient sénateur de la Guadeloupe et poursuit une carrière politique marquée par son engagement en faveur de la justice sociale. Il est également diplomate, notamment ambassadeur de France aux États-Unis.