L’Histoire hors les murs (de l’école)
Dans l’ouvrage collectif qu’elle a coordonné avec Julien Tassel, Quand l’enfance rencontre l’histoire, Emmanuelle Fantin s’intéresse aux « savoirs ordinaires de l’histoire » que les enfants croisent lorsqu’ils quittent la salle de classe : dans les livres jeunesse bien sûr, mais aussi dans les jouets (des lanternes magiques aux Playmobil), les jeux (de plateau comme vidéos) et même les vignettes historiques que l’on trouvait autrefois dans le chocolat Poulain ! Retour sur un phénomène d’ampleur, et encore peu connu.
Qu’entendez-vous précisément quand vous parlez des « savoirs ordinaires de l’Histoire » ? Et parle-t-on ici véritablement d’« Histoire », ou plus généralement de « passé » ?
Emmanuelle Fantin : Cette question des « savoirs ordinaires » est le point de départ de notre ouvrage, et traverse une bonne partie de nos recherches. Julien Tassel, avec qui je co-dirige l’ouvrage, avait beaucoup travaillé sur la prétention des entreprises, La Caisse d’Épargne par exemple, à produire un savoir historique ; quant à moi, j’ai consacré une partie de mes travaux à l’instrumentalisation de l’histoire et de la mémoire par les médias, les discours marchands ou le politique. Nos recherches sondaient à travers ces objets d’études les nœuds épistémologiques de l’histoire, c’est-à-dire qu’elles interrogeaient la frontière entre ce qui relèverait de l’histoire et ce qui n’en relèverait pas. Ce livre poursuit cette voie avec d’autres spécialistes des médiations ordinaires de l’histoire et de la mémoire, qui travaillent sur la manière dont elles se déploient en dehors des espaces institutionnels classiques.
Car les savoirs institutionnels et scolaires sont aussi des savoirs décloisonnés, qui nous traversent parce qu’ils habitent le social, ils circulent dans notre vie quotidienne. Le texte de Roland Barthes intitulé « Réflexion sur un manuel » a été une source d’inspiration. Barthes s’y demande si « la littérature peut être pour nous autre chose qu’un souvenir d’enfance » car, d’après lui, nous sommes essentiellement liés à la littérature d’une manière scolaire, au point qu’elle finit en quelque sorte par se confondre avec son enseignement. Barthes observe qu’une fois qu’ils quittent le lycée, la plupart des gens croisent tout au plus la littérature dans une publicité sur un abribus, le nom d’un auteur dans les mots croisés, dans les jeux télévisés, des informations à propos d’un centenaire de naissance … D’où cette question : qu’est-ce que la littérature lorsqu’elle ne fait pas l’objet d’un enseignement ?
Nous avons cherché à adapter cette démarche à l’histoire, en tâchant de décloisonner le savoir institutionnel de l’histoire tel qu’il est éprouvé au cours de son enseignement à l’école, et un ensemble de pratiques de loisirs (jeux, lectures, collections, etc.) qui se fondent sur ce que l’on peut appeler des imaginaires historiques. Ces derniers forment une sorte de « grammaire » populaire, médiatique et culturelle de l’histoire, qui se dessine partout en dehors de la salle de classe, et posent de multiples questions : comment convoque-t-on l’histoire, et pour lui faire dire quoi ? À partir de quand des univers narratifs qui prennent place dans des imaginaires du passé peuvent-ils être qualifiés d’historiques ? Comment les fictions sont-elles aussi constituées par des dynamiques historiques, et quel est le rôle du jeu dans cette transmission ? Ces questions sont d’autant plus cruciales lorsque l’on s’intéresse à l’enfance, où cohabitent volontiers le rationnel et le merveilleux.
Le livre s’appuie en effet sur deux postulats : l’existence de liens forts entre apprentissage et jeu et entre enfance et histoire. Pouvez-vous expliciter ces deux partis pris ?
Emmanuelle Fantin : Le jeu est un moteur pédagogique très puissant chez les enfants, mais également chez les adultes. D’ailleurs, le secteur des loisirs dits éducatifs, à la croisée de l’amusement et de l’apprentissage, appelé en anglais edutainement, est extrêmement lucratif et n’a de cesse de se développer. Cela témoigne de l’investissement massif des parents pour l’éducation de leurs enfants en dehors de l’espace scolaire et avec des partis-pris idéologiques forts, souvent teintés de morale : il y aurait d’un côté des « bons jeux », de l’autre les mauvais, ceux qui rendraient supposément idiots, etc. Mêler espace de loisirs et éducation s’inscrit dans une tradition longue, et ne se borne pas à l’apprentissage de l’histoire ; on peut penser à la manière dont les parcs zoologiques, jardins botaniques, ou musées de sciences naturelles ont depuis longtemps cherché à capter les cibles jeunes.
L’histoire occupe une place très singulière dans ce champ d’activités, car il existe également une passion à jouer l’histoire lorsque l’on est enfant, notamment liée à la joie du déguisement et du travestissement. On se déguise en pirate, en roi, en chevalier, en princesse, avec le plaisir d’imaginer l’histoire et de la recréer en l’incarnant. Cette appétence pour le jeu intervient à un moment où l’on compose très bien avec cette tension irrésolue entre histoire et fiction, même si les jeux de rôles existent aussi chez les adultes. Ce sont par ailleurs les jeux et les fictions qui instaurent le premier contact avec le continent historique, et en constituent le plus petit dénominateur en partage chez les enfants.
La contiguïté entre histoire et mythes est par ailleurs omniprésente dans la culture enfantine. Les contes en sont l’exemple le plus saillant.
Notre livre aborde bien d’autres aspects des liens qui unissent l’enfance et l’histoire. La seconde partie de l’ouvrage est notamment consacrée aux heures sombres de l’histoire, et questionne la manière dont les violences peuvent être transmises aux jeunes publics. On y trouve des réflexions sur l’esclavage, la colonisation ou encore la Shoah, et ces chapitres analysent la manière dont on peut dire et transmettre des réalités affreuses à hauteur d’enfant, par le biais de la fiction.
Au-delà de la prise en compte d’une grande diversité de productions culturelles et médiatiques à destination de la jeunesse, qui dépasse la seule littérature, l’originalité du livre consiste à faire dialoguer des chercheurs et chercheuses de disciplines diverses, mais aussi des professionnels : artistes, directeurs de musée et de collections consacrées à l’histoire, auteurs de BD… Qu’apporte selon vous cette approche plurielle ?
Emmanuelle Fantin : Le point de vue du chercheur et celui du professionnel sont tout à fait différents, et à mon sens complémentaires sur un tel sujet d’étude. Là où les chercheurs produisent des mises en perspectives, conceptualisent, déploient des problématiques sur des empans temporels et des corpus parfois très vastes, les professionnels des productions historiques à destination des enfants nous permettent de prendre la mesure des « coulisses » de ces médiations et pointent des enjeux très concrets liés à la transmission de l’histoire. La directrice du Centre d’histoire de la Résistance et de la déportation de Lyon témoigne par exemple de la manière sont se sont constitué les fonds du Musée, et de la complexité à créer des activités pour sensibiliser les enfants à la vie quotidienne pendant la Seconde Guerre mondiale. Le scénariste de la BD à succès Les Enfants de la Résistance, Vincent Dugomier, réfléchit à comment s’équilibrent la liberté de création, la fictionnalisation et la transmission dans un contexte narratif où prime la nécessité d’une contextualisation historique extrêmement rigoureuse. On a voulu assumer un dialogue plurivoque autour de ces questions, pour restituer en quelque sorte l’archipel de ces productions historiques dans toute leur diversité et leur élasticité. Cela permettait de comprendre leurs enjeux lorsqu’il s’agit à la fois de divertir et d’éduquer, de simplifier sans édulcorer, avec par ailleurs une visée de captation des publics.
Quelles relations établissez-vous entre les enseignements de l’histoire en classe et les nombreuses productions et dispositifs culturels qui mobilisent l’histoire ?
Emmanuelle Fantin : Il y a une circulation très forte entre les productions des industries culturelles et créatives et le regard qu’une époque porte sur l’histoire. Les jeux d’échos entre ce qu’il se passe dans la salle de classe et les manières dont l’histoire circule dans les loisirs pour enfants sont présents à toutes les époques.
Sur la question du féminisme par exemple, c’est assez criant. Plus précisément, à propos de la soigneuse invisibilisation des femmes dans l’enseignement de l’histoire qui a prévalu pendant des siècles (cela vaut pour la l’enseignement de la littérature, de la philosophie, bref, de l’ensemble des disciplines), ou encore de leur assignation à exister uniquement dans des rôles d’adjuvant au service d’un homme (par exemple les favorites des rois, présentées comme de jolis accessoires d’agrément, et dont on sait aujourd’hui qu’elles ont pu avoir des rôles politiques et une agentivité certaine). Ces mouvements se retrouvent dans l’ensemble des productions de la littérature jeunesse contemporaine mais aussi dans des jeux, qui accordent désormais une place plus importante aux femmes dans les univers historiques. La collection Quelle histoire !, qui produit des livres jeunesses sur le thème de l’histoire, semble prendre soin de raconter l’histoire des femmes, et du point de vue des femmes. Inversement, les enseignants n’hésitent pas à s’appuyer sur des ouvrages de fictions, des films ou des productions muséales pour nourrir leurs cours. La force des images et des structures narratives de la fiction permettent par exemple de sensibiliser les élèves à des repères présentés parfois de manière très encyclopédique.
Ce que montre particulièrement bien le livre, c’est que les représentations de l’histoire offertes aux enfants sont elles aussi historiquement, culturellement et souvent moralement et idéologiquement situées. En ce sens, elles participent activement à « la fabrique de l’enfance et des enfants », pour reprendre les termes de l’historienne Sophie Corbillé dans la postface de l’ouvrage. Est-ce le cas aujourd’hui comme hier ?
Emmanuelle Fantin : Le monde des enfants est pris dans l’imaginaire des représentations, les adultes qui orchestrent ces représentations forment des sujets et des individus. Il y a toujours l’idée de « fabriquer » le regard d’un futur citoyen, qui bouge au fil du temps. Du côté des jeux, cela est bien entendu tout à fait criant, notamment si l’on observe cela à travers le prisme du genre. On voit bien aujourd’hui qu’acheter un aspirateur sous forme de « jouet » à une petite fille, de même que jouer « aux cow boys et aux Indiens » ne fait plus partie du répertoire acceptable ni même encouragé des jeux de l’enfance.
Du côté de l’école et des programmes pédagogiques, pour reprendre les termes de Mary Douglas dans Comment pensent les institutions, tous les 30 ans, les manuels scolaires sont périmés. Non pas parce que leur contenu serait subitement faux ou vidé de sens, non pas parce qu’il y aurait une « réalité » qui aurait été enfin mise à jour, mais parce que les mœurs et la société ont évolué, de même que les perspectives et les intérêts des chercheuses et chercheurs qui y contribuent fortement.
À titre d’exemple, la vitalité des études postcoloniales ces dernières décennies, dans l’ensemble les disciplines universitaires, a fait évoluer les points de vue que l’on portait sur de nombreux événements historiques. Elles ont ouvert des perspectives fécondes, en pointant des impensés et des entreprises massives d’invisibilisation sur lesquelles reposaient nos savoirs scolaires et non scolaires.
À l’inverse, les plaques des lanternes magiques ou les vignettes historiques distribuées dans les tablettes de chocolat pendant des décennies nous paraissent datées aujourd’hui, non pas seulement par leur esthétique désuète, mais parce qu’elles correspondent à une vision de l’histoire désormais dépassée. Par exemple la fascination pour les explorateurs, de même que des mises en majesté de l’entreprise coloniale de la France, sont inacceptables pour notre regard contemporain. On a vraiment affaire dans ce cas à la mise en image du roman nationalet du mythe des grands hommes, avec un traitement des personnages à la lisière de l’héroïsation et de l’hagiographie.
Ces manières de dire l’histoire et de la représenter témoignent également d’une porosité avec les inflexions politiques. Sur la question de l’esclavage par exemple, la manière dont le politique à innervé à la fois l’enseignement en classe mais aussi les productions des industries culturelles et créatives est remarquable. L’influence de la loi Taubira de 2001, qui institue l’esclavage comme crime contre l’humanité et rend son enseignement obligatoire, s’est faite immédiatement sentir dans le secteur du livre jeunesse. La thématique, quasi-absente depuis toujours, est devenue centrale dans de nombreux albums cherchant à conjuguer histoire et fiction. On apprend donc beaucoup sur le monde des adultes en étudiant l’histoire, les jeux et les fictions à hauteur d’enfants.
Biographie de l’autrice :
Emmanuelle Fantin est maîtresse de conférences au CELSA et chercheuse au GRIPIC (Sorbonne Université). Ses recherches portent sur les instrumentalisations médiatiques et marchandes de la mémoire et de l’histoire, et sur les formes contemporaines de la nostalgie et de la solastalgie. Elle s’intéresse aussi aux dispositifs d’exposition et de spectacularisation des animaux du XIXe siècle à nos jours. Elle a publié plusieurs ouvrages et de nombreux articles, et travaille par ailleurs dans le sillage de la recherche-création.
Bibliographie
Emmanuelle Fantin & Julien Tassel, Quand l'enfance rencontre l'histoire, Rouen, PURH, coll. "Littérature de jeunesse et histoire", 2025.
Mary Douglas, Comment pensent les institutions [1986], Editions La Découverte, 2004.
