La parole des chercheurs

« Saint-Exupéry, Du vent dans le cœur » , entretien avec Nathalie Prince

Propos recueillis par Sylvie Servoise

Qui ne connaît pas Le Petit Prince ? Mais qui connaît vraiment son auteur, Antoine de Saint-Exupéry ? Nathalie Prince, chercheuse et écrivaine, a mené l’enquête dans une biographie passionnante et originale, qui révèle jusqu’à quel point, inattendu, le réel peut rejoindre la fiction…

Écrire une biographie, c’est se lancer dans un long compagnonnage avec un auteur que, généralement l’on apprécie, voire que l’on admire. C’est aussi explorer des dimensions moins connues de sa personnalité, découvrir ou dévoiler l’homme derrière l’écrivain. À quand remonte votre rencontre avec « Saint-Ex » et qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire sur lui ? Est-ce que, en retour, l’écriture de ce livre a modifié le regard que vous aviez sur lui ?

 

Nathalie Prince - J’ai d’abord rencontré le petit prince avant de rencontrer Saint-Exupéry. Ça, je m’en rappelle très bien. Parce qu’à la maison, quand j’étais petite, il y avait le disque du Petit Prince lu par Gérard Philippe. J’écoutais en boucle cette histoire de renard gentil, de rose capricieuse et de panne dans le désert. Sans tout comprendre. Elle était bizarre cette histoire. Mais elle était belle. J’ai la voix de Gérard Philippe qui me revient parfois et ses longs silences. Ces heures d’écoute ont dû me marquer très fort, mais il a fallu attendre que je grandisse, que je fasse de très longues études de lettres, que je devienne chercheuse puis écrivaine pour avoir envie d’écrire sur l’auteur de ce livre… Bref, il a fallu attendre une quarantaine d’années !

Et quand je me suis lancée dans cette biographie, j’ai commencé par les textes de Saint-Exupéry. Parce que j’ai toujours privilégié les textes à leurs auteurs. Les textes, rien que les textes. Tout Saint-Exupéry est dans ses textes ! Et petit à petit, j’ai commencé à comprendre des choses. Il a fallu attendre que ça infuse. Il faut parfois savoir attendre très longtemps pour comprendre les choses.

Quant à la personnalité de Saint-Exupéry, je l’ai découverte vraiment, avec toutes ses facettes, en écrivant sa biographie. J’ignorais franchement qui il était au quotidien, pour son entourage. Pour moi, il était d’abord l’écrivain-pilote ou le pilote-écrivain, l’auteur du Petit Prince et de Terre des hommes… J’ai découvert avec surprise que sa vie a été un véritable roman, comme on dit parfois d’une vie exceptionnelle. Mettre en scène sa vie a été un régal d’écriture. Alors oui, à l’évidence, l’écriture de ce livre a été une révélation et m’a ouvert les yeux !

 

En vous lisant, j’ai découvert quantité de choses sur Saint-Exupéry que je ne connaissais pas, notamment le fait que le grand pilote était aussi tête en l’air que courageux, souvent indiscipliné, parfois désinvolte et très clairement casse-cou ; qu’il avait été lourdement affecté par la mort de son jeune frère, âgé de 15 ans quand lui en avait 17 ; qu’il a touché de près au cinéma et que derrière sa faconde et sa jovialité, se cachait un « homme tout à fait désespéré », comme vous l’écrivez. En quoi la biographie éclaire-t-elle, à votre avis, la compréhension d’une œuvre, quelle qu’elle soit ? 

 

Nathalie Prince - Je dis toujours à mes étudiants de se concentrer d’abord sur les textes, mais je suis la première à être sensible à des événements marquants qui ont pu colorer les œuvres. Lire Horacio Quiroga, James Matthew Barrie ou Edgar Allan Poe sans connaître leur vie privée, ça me paraît compliqué pour bien comprendre leurs textes.

 À l’évidence, la mort du frère pour Saint-Exupéry lui a fait un immense trou dans le cœur, une sorte de béance qu’il n’arrivera jamais à réparer. Une manière de « panne » pour reprendre le début du Petit Prince avec cette histoire de panne dans le désert. Un sentiment de vide. La vie de Saint-Exupéry a aussi été marquée par l’absence de son père alors qu’il n’avait que quatre ans…

Et puis il y a ce côté casse-cou de « notre auteur » que vous avez relevé. Saint-Ex était une vraie tête brûlée. Comme tous les pionniers de l’aéropostale, d’ailleurs, qui n’étaient pas faits pour mourir dans leur lit ! Mon travail se nourrit de ce bouillonnement qui a fait la vie de Saint-Exupéry, fidèle à la devise « one life » qu’on entend aujourd’hui dans les jeunes générations. Il a tout osé ; il a tout vécu ; il a tout vu. Tour à tour écrivain, pilote, mais aussi grand reporter, ingénieur (il a déposé une dizaine de brevets), soldat, explorateur, jet-setteur aussi, qui a fréquenté les stars d’Hollywood, et j’en passe. Saint-Exupéry a vu en face la montée des nationalismes et il a vécu comme s’il avait la mort aux trousses. À la fin de mon livre, je tâche de faire une liste à peu près exacte de tout ce qu’a été Saint-Ex et je m’y perds… Sa courte vie – il est mort à 44 ans – a été d’une densité incroyable. Il a bu la vie à toute vitesse. En 1923, dans Le Diable au corps, Raymond Radiguet écrit cette phrase qui m’a beaucoup marquée et dont je me rappelle par cœur : « Je brûlais, je me hâtais, comme ces gens qui savent qu’ils vont mourir jeunes et qui mettent les bouchées doubles. » Saint-Ex, c’est exactement ça.

Une biographie, quelle qu’elle soit, doit tendre à redonner la vie, d’une certaine manière, à celui ou à celle dont il est question, mais elle doit aussi permettre, s’il s’agit d’un artiste, de donner des clefs de lecture sur son œuvre. Tout se tient. C’est vraiment passionnant de se faire biographe. J’ai adoré !

 

Votre biographie propose, au-delà d’une traversée de la vie et de l’œuvre de Saint-Exupéry, une hypothèse de lecture, forte : Le Petit Prince pourrait se lire comme l’autobiographie de son auteur. Comment cette idée vous est-elle venue ?

 

Nathalie Prince - L’étincelle est venue d’une histoire de retouche sur la dernière mouture du manuscrit remise par Saint-Exupéry à ses éditeurs américains. Juste avant de rendre son texte, Saint-Exupéry a modifié le nombre de couchers de soleils que le petit prince pouvait contempler chaque jour sur sa toute petite planète : il a d’abord écrit 43 couchers de soleil, puis il a corrigé et écrit 44 ! Il fallait que je sache pourquoi c’était si important de faire cette ultime rature, cette modification sur son texte, et j’ai pensé qu’il annonçait l’âge de sa propre mort (44 ans). Saint-Ex annonce sa disparition avant de la vivre. Il sait qu’il est au bout du rouleau et que l’année qui vient lui sera fatale, voire il fera tout pour que l’année 44 lui soit fatale. Il l’a écrit ! Et ensuite, il a tout fait pour rejoindre son petit personnage.

Saint-Ex et le petit prince ne font qu’un. C’est une évidence.

À partir de là, mon écriture a avancé tout droit. J’ai parlé de mon idée autour de moi, mais ça n’intéressait franchement personne... Et en même temps – ça, c’est vraiment jubilatoire – s’accrocher à une idée comme ça, ça donne du sens à la vie ! J’ai mis trois ans à me laisser guider par mon idée, comme on pourrait suivre une étoile…

 

En quoi cette hypothèse a-t-elle pesé sur l’écriture même du livre ? Vous proposez en effet un dispositif peu banal, des extraits du Petit Prince venant ponctuer le récit de la vie de Saint-Exupéry…

 

Nathalie Prince - La cerise sur le gâteau, c’est effectivement quand je me suis aperçue que cette hypothèse collait si bien que je pouvais reprendre sans les modifier des citations du Petit Prince, dans l’ordre, et que les deux textes (le petit mien et le grand petit livre de Saint-Exupéry) pouvaient se mêler intimement et sans heurt.

Quand on fait de la recherche en littérature, on peut parler d’une manière d’extase… L’écriture de ce livre m’a littéralement transportée. Ça a été très intense et enthousiasmant. Éblouissant parfois. Je me disais en avançant dans mon histoire que c’était incroyable, et j’étais dans un état d’excitation intense (N.B. Évidemment, cette façon d’être-au-monde peut inquiéter l’entourage !)

En fait, c’est un peu comme quand on regarde le soleil en face : on est ébloui par excès de clarté. Il sera difficile, après m’avoir lue, de lire autrement Le Petit Prince ! Ce que j’écris crève les yeux, mais on ne le voyait pas.

 

On sent que la trajectoire de cet homme, au corps et au cœur fracassés, qui ne pouvait supporter de rester au sol – où pourtant tant d’amis et d’amies l’entouraient - et cherchait constamment à se rapprocher des étoiles, a trouvé un écho, ou une résonance, en vous. Comment trouver la juste distance avec l’écrivain sur lequel on écrit ? Cette distance est-elle d’ailleurs nécessaire, ou souhaitable ?

 

Nathalie Prince - C’est une très jolie question, qui me touche. Mais vous avez compris avec la réponse que je viens de vous faire que j’ai assez mal géré l’écriture de ce livre ! Je me suis sentie en immersion dans la vie de Saint-Ex de manière puissante. J’ai été bercée par son petit personnage et par sa disparition, pendant des années ; j’ai été portée par la vie de son auteur, par ses chagrins lourds devant les paradoxes de l’humanité : pourquoi y a-t-il tant d’hommes sur terre et si peu d’humanité ? J’ai presque vécu ses accidents d’avion aussi (j’ai tendance à être très tête en l’air ou j’oublie des trucs vraiment importants) : lui a réussi à échapper à des accidents d’avion pour lesquels il était parfois responsable, soit qu’il avait oublié de mettre sa combinaison de chauffage, soit il confondait les unités de mesure et chargeait trop son avion ! Il a manqué plus d’une fois d’y laisser sa peau ! J’ai partagé les moments de bonheur avec Consuelo et les moments plus tempêtueux en lisant leurs lettres, si belles et si bouleversantes. Il fallait que j’arrive à rendre cet amour étrange qui les a liés : ni avec ni sans… J’avais envie de prendre un verre avec Saint-Exupéry pour rompre sa solitude et le consoler. Donc je ne crois pas – hélas – avoir trouvé la « bonne distance ». Je ne dirais pas que c’est un texte qui m’a abîmée, mais j’y ai clairement laissé un peu de moi-même. Un échange.

C’est un peu le problème du « paradoxe du comédien » de Diderot : est-ce que le comédien doit sentir ce qu’il joue (être vraiment triste par exemple, et faire couler de vraies larmes) pour toucher le public ou au contraire n’est-on vraiment un bon comédien que quand on reste de marbre et qu’on joue la comédie avec des larmes de crocodile ?

Du vent dans le cœur est un texte qui est un tissu vivant de plusieurs fils, trois fils exactement. C’est une tresse : on y trouve le récit du Petit Prince et son histoire, ensuite on lit le récit de vie de Saint-Exupéry et enfin j’ajoute mon histoire et mon écriture. C’est un texte romanesque, à la fois tragique, épique et lyrique. J’y ai mis tout ce qu’on m’a dit de ne pas mettre quand j’écrivais des dissertations au lycée et que j’avais de mauvaises notes parce qu’il y avait toujours un moment où je sortais du cadre qu’imposait la dissertation !

Là-dessus, je me suis considérablement améliorée.

J’ai tendance à répéter à mes étudiants de d’abord rentrer dans le moule de ce qu’on leur demande de faire (notamment quand ils passent un concours) pour en sortir le plus tôt possible… Là, je respecte le cahier des charges de l’éditeur et de la collection intitulée « Destins ». Le cadre est là. Le lecteur trouvera les dates qu’il s’attend à trouver, la chronologie, les grands événements qui ont fait la vie de Saint-Ex. Je croise avec la grande Histoire qui avance en respectant autant que possible le paradoxe de l’historien qui, pour comprendre un événement et l’advènement (le fait même d’advenir) de celui-ci, doit s’installer dans l’esprit de son sujet en un temps où il n’était pas encore l’auteur des événements. Ce que Raymond Aron appelle la « projection rétrospective ». Que pense Bonaparte du 18 brumaire qu’il n’a pas encore commis ? Là où en histoire, il s’agit d’une gageure ; en littérature, il s’agit juste d’y croire… Mon travail a exploité littérairement toutes les torsions possibles, infinies et sournoises, pour sortir du moule parce que ce qui m’intéresse, c’est l’écriture et que ma seule obsession dans la vie, c’est de toucher les gens en plein cœur. Parce que je veux que les gens croient à mon histoire.

 

Une fois refermée votre biographie, les lecteurs n’auront sans doute qu’une envie : lire ou relire les œuvres de Saint-Exupéry, à commencer par Le Petit Prince. Comment expliquez-vous le succès, jamais démenti, d’un tel livre, auprès des jeunes et des moins jeunes ?

 

Nathalie Prince - C’est amusant de me dire ça parce qu’en effet, c’est ce que font les gens qui me lisent : ils filent lire ou relire Le Petit Prince. Un peu comme si mon livre était une injonction à relire Le Petit Prince. Mes lecteurs ont envie de vérifier par eux-mêmes si mon histoire « marche » d’une part, mais d’autre part, ils veulent réveiller leurs souvenirs d’un livre qui les a souvent marqués, voire hantés. Une de mes amies – et grande lectrice – m’a dit qu’elle avait toujours eu peur de relire ce livre qui fait le récit d’un enfant mort, et qu’elle n’a plus peur maintenant qu’elle m’a lue.

Du vent dans le cœur partage une lecture possible du Petit Prince, un texte qui est longtemps resté un grand mystère pour les petits et les moins petits lecteurs !

Après, vous me demandez ce qui explique l’étrange et jamais démenti succès de ce livre. Ça reste un mystère. C’est un livre qui échappe à toute prise. C’est un livre qui peut être lu par tous, même par les enfants, et qui ne raconte jamais la même chose. C’est une histoire absolument intime, qui annonce à mon sens la mort de son auteur tout en étant une histoire profondément universelle. Un conte de fée sans fée. Une histoire qui vient nous perforer le cœur et qui ne répond pas à toutes les questions. On ne saura jamais si oui ou non le mouton a mangé la rose. Mais c’est ça qui est bien. Les hommes ont besoin de (se) poser des questions. Pas forcément d’avoir les réponses…

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