Les petites histoires de l'éducation

Le surmenage mental dans la société moderne

Charles Defodon (1832-1891)
Pédagogue français

Dans cet article, Charles Defodon, rédacteur en chef du Manuel général de l’enseignement primaire, restitue les travaux de Marie Manacéine, médecin russe qui met en garde contre les dangers du surmenage. Une partie du livre est consacrée à l’école, sur laquelle le présent article se concentre. 

Le surmenage mental dans la société moderne est le titre même d’un livre fort intéressant que nous avons sous les yeux, dont l’auteur est une dame russe, Mme Marie Manacéine, à la fois initiée à la connaissance des doctrines de la médecine et à celles de la pédagogie mais s’adressant plutôt aux médecins qu’aux pédagogues. Aussi, est-ce un médecin, le docteur Richet, professeur à la faculté de médecine de Paris, qui s’est chargé de présenter, aux lecteurs de notre pays le livre de Mme Manacéine en écrivant la préface de la traduction française. 

Ce livre nous dépasse donc de beaucoup. C’est une étude générale sur les conditions anormales de la vie contemporaine et, dit le docteur Richet, dans aucun ouvrage on n’avait accumulé autant de faits que dans ce recueil de documents extrêmement nombreux, puisés de tous côtés, et qui, sans être tous d’égale valeur, n’en apportent pas moins tous un appui à l’opinion que l’auteure soutient avec une ardente conviction. Cette conviction, c’est que nous tuons par avance les générations qui naitront de nous. Diderot disait déjà en 1769 : « Nous marchons si peu, nous faisons si peu de travail physique et nous pensons tant, que je ne doute que l’homme n’arrive, en fin de compte, à n’être plus que tête. » Nous n’en sommes pas encore à avoir réalisé cette boutade du philosophe ; mais il est au moins certain que nous négligeons singulièrement notre corps, cette guenille, à laquelle pourtant, dit le docteur Richet, il faut attacher quelque importance, « car, sans cette guenille, il n’y a pas d’humanité. »

Le surmenage mental présente donc, dans la société contemporaine, un danger des plus sérieux, et Mme Manacéine traduit, pour sa part, le delendam esse Carthaginem (N.d.E : Carthage doit être détruite) du vieux Caton par cette formule qui est le dernier mot de son livre et qui pourrait en être la devise : « Catero censeo asthelam frontalem delendam esse. » (N.d.E : Le lobe frontal doit être détruit)

Si nous ne le faisons pas pour nous, que ce soit par pitié pour nos enfants, héritiers innocents du mal que nous leur aurons transmis par notre imprudence. Mme Manacéide a de forts belles pages sur la responsabilité qui nous incombe en vue des générations futures. 

« À chacun de nous, dit-elle, il est donné en naissant un nombre plus ou moins grand de prédispositions héréditaires pour telle ou telle activité, pour tel ou tel caractère, et nous pouvons ou les développer volontairement et les transmettre à nos enfants à un degré accru, ou, au contraire, les enfouir dans la terre, c’est-à-dire les laisser mourir et disparaitre …                                                                                                Rien dans la vie d’un homme, dit-elle encore, se passe impunément sans laisser de vestige. Chaque pensée, chaque impression, chaque sensation, chaque mouvement, laissent dans le système nerveux des traces plus ou moins profondes, plus ou moins stables et ensuite, grâce à la loi de l’hérédité, ces traces et ces modifications se transmettent à nos enfants et à leur postérité. Tout ce que nous pensons, tout ce que nous sentons et désirons, toutes nos tendances, tout cela laisse une certaine trace dans notre organisme ; chaque lutte de l’homme contre ses instincts animaux, chaque victoire remportée par l’homme sur ses impulsions égoïstes, se grave d’une manière ineffaçable sur la table vivante de notre cerveau et, en se transmettant à nos descendants, les rend plus aptes à une lutte semblable, plus capables de pensées, de sentiments et de tendances semblables. Le même phénomène se reproduit avec les processus de l’ordre contraire. Un homme qui consacre toute sa vie au service de son égoïsme grossier et étroit transmet la même tendance à sa postérité. On conçoit donc quelle grande responsabilité pèse sur chacun de nous, et non seulement pour nos actions, mais aussi pour les pensées, les sentiments et les tendances que nous gardons dans les profondeurs de l’âme sans les exprimer. Maudsley[1] était dans le vrai, quand il disait que l’homme doit être responsable non seulement de ce qu’il fait, mais aussi de ce qu'il est, du contenu intérieur de sa personnalité, et non seulement devant le tribunal de ses contemporains, mais aussi devant celui de ses descendants, devant celui de la postérité. »

N’est-il pas vrai que la pensée de cette solidarité intellectuelle et morale qui rattache notre vie individuelle, si inconsistante et si éphémère, au monde du passé et surtout à cet autre monde sans limite et sans fin des générations à venir, donne une inconcevable grandeur aux efforts que nous devons faire pour devenir meilleurs et plus éclairés, plus normalement actifs, cette action devant en quelque sorte se répercuter indéfiniment sur tous ceux qui nous survivront ? N’est-il pas vrai aussi que cette même pensée, appliquée à notre tâche quotidienne d’éducateurs pour former des esprits et des âmes, en élève singulièrement l’objet, tout en nous faisant concevoir une plus redoutable notion des conséquences et de la portée de nos obligations professionnelles ?

Parmi les faits de surmenage mental recueillis par Mme Manacéine devaient naturellement se trouver ceux qui sont du domaine de l’école.

L’auteur reproduit tous les griefs que lui imputent les hygiénistes. L’école contribue grandement à ruiner la vue des écoliers : elle les rend myopes, et cet accroissement de la myopie « présente une signification bien sérieuse, parce qu’il est reconnu que la myopie se transmet par l’hérédité et aussi que les yeux myopes sont plus prédisposés à toutes sortes de maladies que les yeux normaux. »

L’école prédispose aussi l’enfant à différentes affections qui peuvent, à un certain degré, devenir dangereuses : aux maux de tête, aux insomnies, à la torpeur intellectuelle, à la débilitation générale produisant des mouvements convulsifs, des hallucinations, parfois même des évanouissements complets.

Ici nous demandons à faire observer que le surmenage dont il s’agit ne peut guère concerner nos écoles primaires qui restent, avec leurs six heures de classe par jour, dans la mesure même que préconise Mme Manacéine d’après les théories des hygiénistes allemands.

Nous ne prendrons donc pas pour nous la Chanson de l’école, dont Mme Manacéine emprunte le texte à un journal médical anglais, le Journal of mental Science, et que M. Jaubert traduit ainsi : 

 

Avec les paupières, hélas !

Lourdes, rouges, et les traits las, 

Était assise une écolière 

Devant la table familière,

Pleine de livres, et serrant 

Sa tête d’un geste navrant....

Écris - écris – écris -

Et malgré tout, la pauvre folle

 Chantait la chanson de l’école.

 

Apprends — apprends — apprends — 

Jusqu’à brouiller les yeux, à tourner la cervelle.

Apprends — apprends — apprends —

Toujours quelque leçon nouvelle.

Chiffres, dates et rudiment,

Ma mémoire s'emplit sans trêve;

Jamais on ne me voit dormant,

Ou, si je dors, je peine encore tristement

Sur mes livres, dans mon rêve.... 

Remplis-toi - remplis-toi -

Commence à la première cloche

Ton labeur éternel.

Remplis-toi - remplis-toi -

Comme on remplit les dindes à l’approche 

De la Noël.

Je dois par cœur apprendre une avalanche 

De mots, de lignes, sans repos 

Tant que mon cœur en soit malade,

Et ma cervelle en marmelade 

Et que je sente mal au dos....

 

Cette chanson de l’école ne répond en rien aux conditions des nôtres, « où les paresseux - c’est M. Compayré[2] qui l’affirme - seront toujours la majorité, et les surmenés l’infime exception » 

Elle porterait peut-être davantage, s’il s’agissait de telles ou telles de nos écoles normales d’institutrices ou d’instituteurs, où la ferveur inconsciente des élèves-maîtres ou des élèves-maîtresses peut n’être pas toujours suffisamment protégée par l’énergique intervention d’un directeur ou d’une directrice suffisamment renseignés contre les exigences des professeurs et la lettre des programmes maladroitement interprétés. À un congrès de médecins et de naturalistes tenu à Magdebourg, au mois de septembre 1884, le docteur Mesched a démontré, dit Mme Manacéine, « que, pendant ces dix dernières années, un accroissement marqué du nombre des maladies mentales s’est produit parmi les élèves des écoles normales d’instituteurs. Il ajoutait que ces maladies mentales étaient directement occasionnées par le surmenage du cerveau ». Je ne crois pas que nos écoles normales françaises puissent donner lieu à une pareille observation ; peut-être cependant y a-t-il des précautions à prendre.

Voici une autre observation que nous livrons à l’expérience et aux réflexions de nos lecteurs. 

« Chez les enfants qui ne savent pas encore écrire d’original, dit Mme Manacéine, l’asthénie des lobes frontaux influe d’une manière très nette sur ce qu’ils écrivent sous la dictée ou en copiant ; mais il est évident que, pour émettre un jugement exact, il faut savoir d’avance comment l’enfant écrit à l’état normal. Sous ce rapport les faits présentés par le docteur Sykorsky[3] sont d’un intérêt tout particulier. Il a comparé 1500 dictées faites par des enfants : le matin avant le commencement des classes et après la fin des classes, et il a relevé dans des cahiers le nombre de fautes qui ne dépendent pas du savoir, ou de d'ignorance, et qui peuvent être prévenues par la volonté et l’attention, sous cette seule condition que l’activité du mécanisme nerveux psychique fonctionne suivant un ordre parfait, c'est-à-dire que l’activité des éléments cérébraux soit disciplinée et coordonnée ; or, on sait que, dans le surmenage mental, l’activité coordonnée est dérangée. 

« Dans toutes les classes sans exception, on a trouvé le même résultat, à savoir : le nombre des fautes dans des dictées faites après les classes était de beaucoup plus grand que dans les dictées faites avant les classes ; en moyenne, le nombre de fautes était : 

  • dans la première classe, avant les leçons, 123,56 pour 100 ; après les leçons, 156,68 pour 100 ;

  • dans la deuxième classe, avant les leçons, 121,48 pour 100 ; après les leçons, 145,27 pour 100 ; 

  • dans la troisième classe, avant les leçons, 72,44 pour 100 ; après les leçons,. 108.81, pour 100 ; 

  • dans la quatrième classe, avant les leçons, 66,47 pour 100 ; après les leçons, 94,20 pour 100 ; 

  • dans la cinquième classe, avant les leçons, 61,59 pour 100 ; après les leçons, 81,06 pour 100 ; 

  • dans la sixième classe, avant les leçons, 45,70 pour 100 ; après les leçons, 80,05 pour 100. » 

Il faut conclure, avec M. Richet, en ce qui concerne les écoles, à quelque âge qu’elles s’adressent, et de quelque nature qu’elles soient, que la modération en doit être la règle. Cela parait très simple, ajoute-t-il, tout le monde prêche la modération. La modération, quel beau programme ! Mais est-il jamais facile d’être modéré, c’est-à-dire d’être sage ? Il est certain que la civilisation a développé énormément de nos connaissances en tout genre. Ce que doit savoir aujourd’hui un homme bien élevé, c’est à peu près trois fois considérable que ce qu’il devait savoir il y a deux siècles ; et, dans cent ans, ce sera plus encore. Mais il y a une limite à notre étendue intellectuelle. Sachons nous restreindre. Au lieu d’être des encyclopédistes, soyons des spécialistes et encore, dans cette spécialisation même, modérons notre étude. Que jamais les besoins physiques, de grand air, de marche, de sommeil, ne soient sacrifiés aux exigences des examens scolaires ou de la vie de société. 

Il y a certainement quelque chose à prendre dans ces idées du docteur Richet, même pour nos humbles écoles primaires. 

 

 

Pédagogue français à l’influence importante, Charles Defodon a contribué à de nombreuses réformes, y compris l’amélioration de l’éducation des filles. Collaborateur puis directeur du Manuel général de l’instruction primaire, il s’y distingue par son style direct. Après une carrière de professeur libre à Paris, Charles Defodon devient professeur à l’école normale de la Seine. Il a a ainsi formé de nombreux instituteurs. Il rejoint l’inspection primaire en 1885 et devient membre du Conseil supérieur de l’instruction publique en 1889.


[1] Henry Maudsley (1835-1918) est un précurseur de la psychiatrie britannique.

[2] Gabriel Compayré (1843-1913) est un philosophe, pédagogue et député français. 

[3] Ivan Alexeïevitch Sikorsky (1842-1919) est un psychiatre et psychologue russe.

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