Le rire au théâtre
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Parler de théâtre et de mensonge n’est jamais anodin. La scène est une illusion du monde et, depuis l’Antiquité, des penseurs ont jugé qu’il était immoral que des comédiens puissent prendre, le temps d’une représentation, le visage d’un autre et de ses passions. Jean-Jacques Rousseau, dans sa « Lettre sur les spectacles » adressée à d’Alembert, s’oppose par exemple à l’idée de créer un théâtre à Genève, considérant qu’il s’agit là d’amusements futiles et dangereux et que la mauvaise réputation des comédiens, si elle est universelle, n’est pas usurpée.
Qu’est-ce que le talent du Comédien ? L’art de se contrefaire, de revêtir un autre caractère que le sien, de paraître différent de ce qu’on est, de se passionner de sang-froid, de dire autre chose que ce qu’on pense aussi naturellement que si l’on le pensait réellement, et d’oublier enfin sa propre place à force de prendre celle d’autrui. […] Aussi ne l’accusé-je pas d’être précisément un trompeur, mais de cultiver pour tout métier le talent de tromper les hommes, et de s’exercer à des habitudes qui, ne pouvant être innocentes qu’au Théâtre, ne servent partout ailleurs qu’à mal faire.
Cette critique en fausseté n’est pas nouvelle. Elle s’accompagne d’une autre, que Rousseau partage avec le janséniste Pierre Nicole. Dans son Traité de la comédie, Nicole affirme que le théâtre montre surtout des passions vicieuses et que, même si elles sont moquées ou punies, la vue de ces passions les excite chez les spectateurs. Rousseau et Nicole s’opposent frontalement à l’idée de catharsis : le spectacle des passions ne les purifie pas, il les réveille. Ce serait un autre mensonge du théâtre, aussi vieux qu’Aristote - faire croire que le spectacle a une vertu morale. Mais Nicole ne s’arrête pas là, il affirme que pour représenter correctement les vices, il faut les éprouver intérieurement. Lorsqu’il écrit que la comédie « par sa nature même, est une école et un exercice de vice, puisque c'est un art où il faut nécessairement exciter en soi-même des passions vicieuses. », il déplace le lieu de mensonge. Le comédien ne ment pas parce qu’il feint des passions qu’il ne ressent pas, il ment parce qu’il prétend feindre des passions qu’il excite réellement en lui-même. Là où, pour Rousseau, la tromperie de l’acteur consiste à feindre des sentiments, il consiste pour Nicole à faire croire qu’il est capable de feindre des vices qu’il éprouve réellement. Le théâtre n’est pas mensonger parce qu’il imite le vice ; il l’est parce qu’il est impossible de feindre le vice sans l’éprouver. Si l’accusation prend des formes différentes, la finalité est la même, condamner le théâtre au nom de la tromperie.
Et pourtant, le mensonge constitue paradoxalement un ressort fondamental de la comédie, qu’il prenne la forme d’un déguisement, d’un quiproquo ou d’une dissimulation volontaire. Il provoque des situations inattendues, fait naître le rire, intervenir les différents types de comique (cf. encadré 1) et met en lumière les travers des personnages. Le rire peut être celui du spectateur – rire extradiégétique – qui jouit de ces jeux de tromperie ; mais aussi celui des personnages eux-mêmes, qui se jouent les uns des autres ou se laissent tromper – rire intradiégétique. Le spectateur occupe une place particulière : complice de tous les mensonges, il connaît les intentions cachées des uns, les naïvetés des autres, et se trouve ainsi en position de supériorité dramatique. Même les personnages qui trompent les autres ne lui échappent pas : il voit à la fois l’acte, ses effets, et la réaction des dupés. Le théâtre met en scène ce qu’on lui reproche et transforme l’accusation de mensonge en moteur dramatique et comique.
C’est précisément ce paradoxe que l’on peut observer dans les pièces de Corneille, Molière et Racine, trois dramaturges majeurs du Grand Siècle (cf. encadré 2). Dans Le Menteur, Corneille crée un personnage fascinant, un menteur magnifique, qui invente des scènes et manipule la réalité avec un plaisir d’invention qui force l’admiration. L’autoparodie - Corneille reprend des tirades du Cid - sert la démesure d’un menteur qui est avant tout un créateur. Molière, de son côté, exploite le mensonge dans des situations absurdes ou sociales, comme avec les faux médecins de L’Amour médecin ou Le Malade imaginaire, où les fausses identités servent à se moquer des névroses des personnages en position de pouvoir. Racine, dans sa seule comédie, Les Plaideurs, reprend le comique du travestissement. Si le mensonge est également un ressort dramatique dans ses tragédies, les formes qu’il y prend et les enjeux qu’il soulève sont radicalement différents : là où la comédie joue de l’ingéniosité et du plaisir, la tragédie explore la profondeur des passions et la complexité morale. Plutôt que de condamner le mensonge comme le font ses détracteurs, le théâtre en propose l’étude, tant dans sa légèreté que dans sa gravité.