Colette et la célébration du monde
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Je m’inspire ici de la préface que j’ai écrite pour un volume consacré à Colette dans les Cahiers rouges, collection des éditions Grasset dirigée par Charles Dantzig. Ce volume, Les chats de ma vie, réunit les textes de Colette consacrés aux chats, les siens et ceux qui passent devant sa fenêtre, sautent sur sa gouttière, habitent la campagne et Paris. Il contient de nombreux autres textes de Colette et peut être une ressource utile pour comprendre le rapport de Colette à la nature et à ceux qui la peuplent.
«Je ne puis rester longtemps sans parler des bêtes» écrit Colette dans Paris de ma fenêtre. Il faut prendre cet aveu au sérieux, car Colette a vécu toute sa vie entourée d’un bestiaire, aussi réel que littéraire. Élevée dans la campagne bourguignonne à Saint-Sauveur-en-Puisaye, elle grandit entourée de toute sorte d’animaux et embrasse la « sauvagerie dynastique »[1] que sa mère lui transmet, ainsi qu’à ses frères. Cette mère qui lui attribue un sobriquet animalier, Minet-Chéri, l’éveille à l’amour de la nature et des êtres vivants qui la peuplent.
Cet amour n’est pas sans paradoxes : il ne repose pas sur l’abolition des frontières entre l’homme et eux, mais au contraire sur leur affirmation. Parler de bêtes plutôt que d’animaux est à ce titre très significatif :animal est un dérivé d’anima, le souffle vital, et désigne autant le chien que l’homme, bêtes est dérivé de bestia, l’antonyme de homo, et exclut donc l’homme. Les bêtes sont des bêtes parce qu’elles ne sont pas des hommes, et c’est précisément la qualité que Colette leur trouve. N’écrit-elle pas qu’« On n’aime point à la fois les bêtes et les hommes.» ?[2]
Colette a choisi son parti mais renie-t-elle pour autant son humanité ? Non, elle ne se place pas en égale des bêtes et reconnait aimer, « avec l’enfant et l’animal, avoir le dernier mot »[3]. Paul Léautaud, qui partage son amour des chats, déclare qu’elle lui donne « l’impression d’aimer les bêtes un peu en dompteur ». Il l’écrit comme un reproche, mais son image est féconde : le dompteur est à mi-chemin entre le monde des hommes et le monde des bêtes, souvent représenté comme un homme mal dégrossi, dont les vêtements sales et informes ressemblent à une fourrure et lui donnent une odeur d’étable. Le dompteur est un traducteur. Il sait parler aux bêtes, et leur apprend les êtres humains par l’obéissance. Est-il alors étonnant que la dompteuse Colette prête une voix à nombre de ses bêtes littéraires ? Que chaque voix soit reconnaissable, unique, qu’il n’y ait pas une voix des bêtes mais des Dialogues des bêtes, s’inscrivant à la fois dans la tradition des fables animalières et contre elle puisqu’il y est surtout question des relations entre les bêtes et les hommes et que le verbe des animaux ne leur permet pas de communiquer avec leurs maîtres ?
La célébration de la nature n’est possible qu’à la condition qu’on ne soit pas sourd aux voix de la nature, voilà la leçon que Colette semble avoir reçue de sa mère, Sido. Le portrait qu’elle fait d’elle est celui d’une femme habitée - par des pensées, des instincts ou des esprits - une femme difficile à lire du fait de son rapport privilégié à la nature, que Colette appelle « sensibilité rurale ». Au contraire, son père était de ceux pour qui la nature est une grande muette, « si humain ! » lui reprochait parfois Sido. Elle n’aurait pas pu le reprocher à sa fille, toujours à la suivre dans ses explorations du jardin, à observer et communiquer avec les oiseaux, les chiens et, évidemment les chats.
C’est que le chat est central dans le bestiaire de Colette, elle-même souvent représentée, en photographie ou dessin, accompagnée de chats. Elle déclare, sans se cacher, une préférence pour le félin dans Les Vrilles de la vigne lorsqu’elle écrit « Oui, dans ma vie, il y a eu beaucoup de chiens – mais il y a eu le chat. À l’espèce chat, je suis redevable d’une certaine sorte, honorable, de dissimulation, d’un grand empire sur moi-même, d’une aversion caractérisée pour les sons brutaux, et du besoin de me taire longuement. ». Le chat n’est pas que le compagnon préféré, il est le lien entre le réel et l’imaginaire, entre l’autobiographie et la fiction. Les chats forment un monde dans le monde de Colette, sont des acteurs centraux de la faune et la flore de son œuvre. Sido semble, à lire les descriptions de Colette, partager de nombreuses qualités avec les chats. À la fois douce et brutale, réfléchie et spontanée, femme et mère, elle incarne la souveraine sauvagerie que Colette trouve à ces animaux qu’elle a tant décrits et faits parler.
La frontière entre les hommes et les bêtes n’est pas la seule que Colette brouille, elle abolit également celle entre souvenir et sensation. L’autobiographie chez Colette se confond avec des observations, des goûts et des parfums, comme si sa vie avait été un long apprentissage de la célébration du monde. Plutôt qu’une aventure psychologique, l’autobiographie devient une série d’impromptus sensoriels, des formes de dialogues d’un être avec le monde.
Arthur Habib-Rubinstein
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[1] La maison de Claudine
[2] La naissance du jour
[3] De ma fenêtre, IV, 613