Les petites histoires de l'éducation

La responsabilité civile des instituteurs

✒ Anonyme

Dans cet article anonyme de 1894 (simplement signé des initiales J.M.), l’auteur revient sur le jugement au tribunal d’un incident survenu lors d’une récréation : l’instituteur surveillant peut-il être tenu responsable des accidents dramatiques qui surviennent dans la cour ? 

Depuis ce malheureux procès Leblanc, qui a eu, dans le personnel enseignant, un retentissement si considérable et si prolongé, les instituteurs suivent avec un vif intérêt tous les débats judiciaires dans lesquels leur responsabilité civile est mise en cause. Aussi pensons-nous qu’ils apprendront avec satisfaction l’épilogue de l’affaire Moulis-Delpis qui, depuis 1892, passionne leurs collègues de l’Ariège.

Rappelons d’abord, en quelques mots, à ceux qui l’auraient oublié, l’origine et le développement de cette affaire. Le 4 juin 1879, à l’école publique de Tarascon, l’élève Moulis, fils d’un maréchal des logis de gendarmerie, recevait, pendant la récréation, une flèche en papier armée d’un fragment de plume métallique, qui lui crevait l’œil droit. Les parents de l’enfant furent naturellement très affligés de ce déplorable accident ; mais ils l’attribuèrent d’abord à un hasard malheureux, et n’adressèrent aucun reproche au directeur de l’école. Trois ans après, le maréchal des logis Moulis changea brusquement d’avis par suite de conseils qu’il reçut de personnes mal intentionnées. Il attaqua M. Delpy, directeur de l’école de Tarascon, devant le tribunal de Foix ; celui-ci condamna l’instituteur à payer 400 francs de dommages-intérêts et la moitié des frais du procès.

M. Delpy sollicita alors un secours de l’administration, soit pour interjeter appel du jugement, soit, si ses chefs le préféraient, pour payer une partie des frais du procès et des dommages-intérêts. On lui répondit par un refus. Sans se décourager, il demanda l’assistance judiciaire près de la cour d’appel de Toulouse. On s'empressa de l’accorder…  à son adversaire.

C’est alors que les instituteurs de l’Ariège, par un acte spontané de solidarité professionnelle, qui les honore, sont venus au secours de leur collègue en se cotisant, pour lui permettre de soutenir sa cause devant la cour d’appel. Un avocat de haute valeur, M. Dutil, du barreau de Bordeaux, s’est chargé de plaider pour M. Delpy.

Il l’a fait avec tant de force et d’éloquence que la cour, adoptant ses arguments, a rendu l’arrêt suivant, que nous reproduisons textuellement, d’après l 'Avenir de l'Ariège du 6 août :

 «Attendu qu’aux termes de l’article 7 du règlement de l’école de Tarascon, porté constamment à la connaissance des élèves, ceux-ci ne doivent se livrer qu’à des jeux innocents ; que tout jeu réputé dangereux est immédiatement prohibé ;

Que, d’après l’article 11 du même règlement, les élèves ne doivent emporter dans la cour ni porte-plume ni autres objets scolaires ;

Attendu que la cour de récréation, commune aux trois classes (comprenant un effectif moyen de cent élèves), a une longueur de 27 mètres sur une largeur de 8 mètres ;

Attendu que le 4 juin 1889, lors de la récréation, à deux heures et demie – laquelle dure un quart d’heure – M. Delpy, directeur de l'école et ses deux adjoints, se trouvaient au milieu des élèves dans la cour et exerçaient leur surveillance ;

Attendu qu’une grande partie des élèves, partagés en deux camps, se livraient au jeu de barres, pendant que quelques autres, dont les jeunes Malpel et Amiel, se reposaient à l’ombre sous les tilleuls qui ombragent la cour ;

Attendu qu’Amiel et Malpel avaient fabriqué une flèche de papier, en forme de papillon, armée à son extrémité d’une plume métallique ; que ce projectile était si petit qu’Amiel le dissimulait entièrement dans sa main ; qu'il a ainsi échappé à la vue des maîtres, soit en classe, soit dans la cour ;

Attendu que ces deux enfants, sachant que ce jeu était défendu, épiaient avec soin les mouvements de leurs maîtres, afin de ne s’y livrer qu’en déjouant leur attention ;

Attendu que ce n’est qu’à quatre ou cinq reprises qu’ils ont pu se lancer réciproquement la flèche, lorsque les maîtres tournaient le dos ; 

Que c’est à la cinquième projection que l’élève Moulis, qui jouait aux barres, a eu l’œil droit atteint et crevé par la flèche ; 

Attendu, dans ces conditions, qu’il n'est pas exact de prétendre que le jeu ait duré de trois à cinq minutes ; qu’au contraire, chaque jet ou rejet n’a pas dépassé quelques secondes, et qu’entre chacun d'eux il s’est coulé plusieurs minutes ;

Attendu que dans une cour aussi peuplée que l’était celle de l’école de Tarascon, au moment de l'accident et avec les jeux mouvementés auxquels se livraient les enfants, avec la fougue de leur âge, il était matériellement impossible aux trois surveillants, bien que très attentifs, d’empêcher que, subrepticement, Amiel ou Malpel pussent darder leur flèche si soigneusement cachée ;

Attendu qu’en justifiant de toutes ces circonstances, M. Delpy prouve par là-même qu’il n’a pu empêcher le fait au sujet duquel on invoque contre lui la présomption de responsabilité édictée par l’article 1384 ;

Attendu qu’il n'est pas besoin, en l’état des faits acquis au procès de recourir à la preuve offerte ;

Par ces motifs, la Cour, ouï le ministère public, jugeant publiquement, après délibéré, vidant le renvoi au Conseil ; 

Accueillant l’appel principal, sans s’arrêter à l’appel incident ; 

Réformant le jugement rendu le 13 août 1892 par le Tribunal civil de Foix ;

Déclare Moulis père mal fondé dans sa demande en dommages contre Delpy ; 

Condamne Moulis aux dépens de première instance et d'appel ;

Ordonne la restitution de l’amende. » 

Cette interprétation nouvelle et si équitable de l’article 4384 du Code civil découragera sans doute un peu les braves gens qui, depuis 1’affaire Leblanc, profitaient du moindre accident survenu à leurs enfants dans une école pour mettre aussitôt l’instituteur à rançon. À ce point de vue, l’arrêt de la Cour de Toulouse donne à la fois satisfaction et à la stricte justice et à la morale publique. 

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