La parole des chercheurs

Entretien avec Annie Rolland, « La lecture enrichit un esprit, elle ne l'abîme pas »

Propos recueillis par Sylvie Servoise
professeure de littérature à l’Université du Mans

Annie Rolland, psychologue clinicienne, s’intéresse de près, et depuis plusieurs années, à la littérature de jeunesse. Elle nous raconte ici son itinéraire original, qui l’a conduite notamment à interroger les ressorts psycho-sociaux qui alimentent le discours de la censure et à collaborer avec Étienne Delessert, graphiste et illustrateur.  

Vous êtes psychologue clinicienne, docteure en psychologie clinique et pathologique, et avez également enseigné à l’Université d’Angers pendant plusieurs années. Comment avez-vous croisé le chemin de la littérature jeunesse ?

Annie Rolland - Mes axes de recherche en psychologie étaient orientés depuis 15 ans sur la psychopathologie du somatique et du passage à l'acte. En 2000, un ami m'a demandé de venir donner mon point de vue de psychologue à propos d'un roman au cœur d'une polémique opposant les organisateurs du prix Ados de la Ville de Rennes et les représentants de l'enseignement catholique privé du département d'Ille-et-Vilaine. Le roman incriminé, L'Amour en chaussettes de Gudule, raconte l'histoire d'une adolescente amoureuse qui aura une première relation sexuelle avec un garçon de sa classe. Il faisait partie de la présélection des romans du prix Ados, tous disponibles dans les documentations des établissements scolaires (collèges et lycées) du département. Ce roman, écrit sous la forme d'un journal intime, était accusé d'être obscène. J'ai procédé à une analyse critique du roman et devant un parterre d'enseignants et de documentalistes, j'ai argumenté l'idée selon laquelle il ne comportait aucun danger pour les jeunes lecteurs. Il était évident que la sexualité naissante d'une adolescente constituait le pivot d'une accusation d'immoralité portée contre un roman qui transgresse un tabou social. Thierry Magnier, l'éditeur de ce roman et grand habitué des polémiques concernant ses choix éditoriaux, m'a appris que les accusations qui visaient L'Amour en chaussettes n'étaient qu'un épisode d'une longue saga alimentée par les tenants d'un ordre moral qui voudrait une littérature jeunesse éducative et normalisante. Cette rencontre a inauguré une série d'interventions publiques où la caution scientifique déboutait les motifs de l'accusation. D'autres romans ont été attaqués pour des raisons semblables dans la presse, spécialisée ou non. J'ai alors commencé à réfléchir à la littérature pour la jeunesse comme à un objet d'étude spécifique de la psychologie. J'ai rencontré des adolescents dans leur cadre scolaire pour les écouter parler des livres qu'ils ont aimés, et pourquoi. Ces rencontres furent les prémisses d'un essai intitulé Qui a peur de la littérature ado ? publié par Thierry Magnier en 2008 et définit comme un outil anti-censure pour les libraires et les bibliothécaires. La littérature, sous sa forme illustrée ou non, fut pour l'enfant et l'adolescente que j'étais une ouverture au monde, des surprises sans cesse renouvelées et la source d'une indicible jubilation, bref, une nécessité. Je lui devais bien ça !

 

Qu’est-ce que vous a apporté la rencontre avec un autre domaine que le vôtre et, inversement, que pensez-vous que votre regard de psychologue apporte à l’appréhension de la littérature jeunesse ?

 

A. R. - Après la parution de Qui a peur de la littérature ado ?, ce qui a le plus retenu mon attention c'est une critique qui affirmait que la littérature jeunesse n'a pas besoin d'un psy à son chevet, car elle n'est pas malade. C'est tout à fait juste : c'est nous qui avons besoin de la littérature, nous, les animaux qui aimons les histoires (comme le souligne si joliment le romancier pour la jeunesse Aidan Chambers). Les histoires nous aident à surmonter l'impact du réel, souvent violent, sur notre vie affective. Lire des histoires crée un filtre imaginaire entre le réel et nous, sans imaginaire nous deviendrions tous fous. Mon travail a cependant été marqué par le biais de la censure. J'ai donc consacré beaucoup de temps à analyser les ressorts psycho-sociaux qui alimentaient le discours de la censure et j'ai aussi traqué dans les romans pour adolescents les intrigues et les personnages qui étaient susceptibles de devenir les cibles. Il s'agit toujours d'histoires violentes, de passages à l'acte pervers ou meurtriers, d'une sexualité balbutiante et malheureuse, de personnages incompris au bord de la chute et que l'auteur/trice ne sauve pas toujours de la catastrophe. Dans mes travaux de recherche psychopathologiques, j'ai souvent utilisé les personnages de la littérature pour étayer un raisonnement car la littérature parle de nos symptômes mieux que nous-mêmes. En tant que psychothérapeute, j'ai utilisé des histoires pour permettre à un enfant d'associer ses propres images mentales aux images suscitées par l'histoire. Un adolescent a pu ainsi, grâce à un roman de Stephen King, parler pour la première fois de la vision traumatique de son père mort qu'il a découvert pendu dans le garage lorsqu'il n'avait que neuf ans. Travailler sur la littérature jeunesse comme objet a modifié mon point de vue de chercheur car le sujet central était désormais le livre. L'idée directrice selon laquelle la littérature parle de nous, qu'elle est l'expression de notre imaginaire et qu'elle n'existe que si elle rencontre l'imaginaire du lecteur, fonde la littérature jeunesse en tant qu'objet de recherche. La recherche clinique implique que le chercheur en psychologie se place « au pied du lit » du malade pour l'écouter et l'observer avec bienveillance. J'ai donc déplacé le cadre de la recherche et lu des livres d'un point de vue clinique en écoutant et observant les personnages avec la plus grande bienveillance, y compris les meurtriers, exactement comme dans ma fonction de psychothérapeute à l'hôpital ou dans mon cabinet. La boîte à outils théoriques pour analyser les données recueillies, est la même pour les êtres humains. Cette approche psychologique de la littérature jeunesse démystifie les romans pour ados qui font peur aux adultes en montrant qu'ils ne parlent que de la douleur de la condition humaine ressentie plus violemment par les adolescents et refoulée par les adultes. J'affirme également que l'étude de notre littérature est une source de connaissance supplémentaire en psychologie car elle est créée par des êtres humains pour des êtres humains.

 

En tant que psychologue clinicienne, vous accordez une place importante au terrain : pouvez-vous revenir sur des expériences marquantes que vous avez menées auprès d’enfants ou d’adolescents, avec la littérature de jeunesse comme support, ou objet d’échanges ?

 

A. R. - J'ai défini précédemment le cadre de la recherche clinique en psychologie. Pour mes recherches approfondies en littérature jeunesse, j'ai adapté ce dispositif à une population de vingt-cinq jeunes lecteurs d'une classe de seconde rencontrés dans le cadre scolaire par la médiation de leur professeure de français et du documentaliste de l'établissement. J'ai choisi cinq romans (Rien que ta peau, de Cathy Ytak ; Caulfield. Sortie interdite, de Harald Rosenlow Eeg ; Le temps des lézards est venu, de Charlie Price ; Je reviens de mourir, d’Antoine Dole ; Je mourrai pas gibier, de Guillaume Guéraud) que j’avais précédemment analysés dans Le Livre en analyse et les maisons d'éditions ont fait don de cinq exemplaires de chaque roman. Le « Projet Adolecteur » s'est déroulé dans la salle de classe à l'heure dite « banalisée » du vendredi matin durant l'année scolaire. Les adolescents s'engageaient à lire ou tenter de lire les cinq romans proposés et conservaient tous la possibilité de se retirer du dispositif à tout moment, de participer selon leur gré. L'anonymat était garanti à tous les élèves participant à l'étude.

Les débats autour des romans ont été enthousiastes, parfois conflictuels du fait d'âpres discussions à propos de l'appréciation de chaque roman par chaque adolescent qui exprimait des sentiments positifs ou négatifs à l'égard des personnages des fictions proposées. La lenteur du récit, le « manque » d'action, et la perturbation mentale ou le handicap du héros constituent les points autour desquels se sont cristallisés les fantasmes de rejet. La volonté de participer et l'enthousiasme manifesté par les jeunes lecteurs durant toute l'année scolaire était en partie liée à l'idée qu'ils occupaient pour une fois la place de ceux qui avaient quelque chose à apprendre à une adulte.

Le cadre de la recherche était constitué de questions initiales extraites d'éléments recueillis au cours de mes rencontres avec des bibliothécaires, documentalistes et libraires interpellés par le public sur la potentielle nocivité de certaines fictions dramatiques. Le sujet de l'analyse était ce qui se passe entre les jeunes lecteurs et une histoire, indépendamment du fait qu'ils ou elles aiment ou pas le roman.

  • Qu'est-ce qui unit ou sépare le fantasme et l'action chez l’adolescent ?
  • Quels effets produisent les histoires réalistes tragiques et violentes sur les jeunes lecteurs ?
  • L’émotion littéraire donne-t-elle à penser ou à agir la violence ?

Cette recherche sur le terrain met en évidence les mécanismes d'assimilation ou de rejet des représentations issues de la lecture d'un roman. Elle constitue peut-être le seul véritable antidote contre les idées reçues à l'égard des adolescents. Pour incarner les moments forts de ces rencontres avec les « adolecteurs » je citerai le commentaire d'un adolescent concernant le roman Je mourrai pas gibier de Guillaume Guéraud : « Si Martial avait pu parler avec quelqu'un de confiance, il ne serait jamais devenu un meurtrier. » Dont acte : la lecture enrichit un esprit, elle ne l'abime pas. Les « adolecteurs » ont du génie mais je demeure encore aujourd'hui étonnée du fait qu'il faille le démontrer...

Pour la petite histoire, cette recherche devait être publiée sous la forme d'un essai mais le manuscrit a été jugé trop complexe pour un public élargi. J'ai publié les résultats de ce travail sous la forme d'articles dans des revues comme NVL [Nous Voulons Lire] (« Adolecteurs au bord du monde : la découverte de l'altérité », n°204).

 

Il y a plusieurs années, vous avez fait une rencontre importante, celle d’Étienne Delessert, graphiste et illustrateur. Vous avez travaillé ensemble, notamment dans le cadre des chroniques que vous avez régulièrement publiées sur le site Ricochet et qui ont donné lieu à l’ouvrage Le Livre en analyse, publié chez Thierry Magnier en 2011 et illustré par Étienne Delessert. Comment s’est noué le dialogue entre la psychologue et l’artiste ?

 

A. R. - Lorsque j'ai rencontré Étienne Delessert, je n'imaginais pas une seconde que nous ferions œuvre commune durant plusieurs années. Je l'ai rencontré lors d'un colloque sur la littérature jeunesse à Neuchâtel en Suisse, et je ne connaissais à l'époque que ses dessins de presse dont j'admirais la facture profonde et éloquente. Il se plaignait de « ne savoir que dessiner », alors que ses dessins étaient si parlants. À la suite de ma communication, il m'a proposé de collaborer sur le site ricochet-jeunes.org pour relier le trait de l'artiste et le propos de la chercheuse : « Vous et moi, on a un travail à faire ensemble : vous écrivez sur la littérature jeunesse et j'illustre votre texte par un dessin ! » J'ai alors pratiqué une écriture libre de toutes contraintes car j'ai choisi les albums, les romans, les contes sur lesquels je voulais travailler, j'ai donné libre cours à mes associations d'idées relatives à la psychologie. Par exemple, le roman de Cathy Itak, Rien que ta peau, m'avait charmée par son écriture poétique et par la gravité de l'histoire de deux adolescents handicapés. Ce fut l'occasion d'évoquer le statut du handicap dans notre société, l'eugénisme et toutes les formes d'exclusion. En bref, je goûtais à l'art de la réflexion en liberté. Les échanges avec Étienne, souvent nocturnes à cause du décalage horaire avec les États-Unis, ont fonctionné comme une émulation réciproque. Parfois il me proposait un album (par exemple La Maison de Roberto Innocenti ou bien Max et les Maximonstres de Maurice Sendak) mais le principe demeurait le même. Étienne Delessert était un homme d'invention et lorsqu'il traversait l'Atlantique, nous nous retrouvions parfois à Paris, où il m'a parlé pour la première fois de la création de la Fondation des Maîtres de l'Imaginaire dont le fonds d'œuvres a été déposé au MAH de Genève en 2021. Il rêvait encore plus grand pour la littérature jeunesse et ses illustrateurs. Il a imaginé une nouvelle discipline à enseigner aux futurs professeurs des écoles : la lecture interprétative des images narratives et la compréhension de leur « texte » implicite. La collection d'images de la Fondation des Maîtres de l'Imaginaire devait servir de matériau d'étude pour ce programme ambitieux et novateur. J'ai participé à une expérience extraordinairement stimulante qu'il a initiée : faire commenter et/ou analyser des œuvres graphiques par leurs auteurs/trices, d'autres artistes, des critiques littéraires et un.e psychologue. J'ai pour ma part confronté mon point de vue avec celui d'Étienne autour d’une œuvre des frères Grimm, Les Trois Langages. Nos analyses portaient sur les illustrations du conte par Ivan Chermayeff. Participer à ce projet correspondait en tout point à mes idéaux relatifs à l'enfance. La littérature illustrée destinée aux enfants est encore sous-estimée à mon goût par rapport à la littérature pour adultes. Car en lisant des histoires illustrées, les enfants re-créent le monde en superposant des morceaux de réalité sur l'image. Ce faisant, l'imaginaire nourrit leur esprit. Je rends hommage ici à Étienne Delessert qui a, durant toute sa vie, nourri l'imaginaire des enfants. Il était un créateur de génie mais aussi un inventeur combatif.

 

Revenons à Qui a peur de la littérature ado ? À l’époque, vous concluiez sur l’idée que « la littérature destinée aux ados effraie certains adultes », « au point de déclencher (chez eux) de violents appétits de censure ». Diriez-vous la même chose aujourd’hui ? La production pour adolescents, et le regard que posent les adultes sur elle, a-t-il changé ?

 

A. R. - En 2019, je suis allée au salon du livre de Montreuil pour débattre autour de la nouvelle collection éditée par Thierry Magnier intitulée « L'Ardeur » et proposant au lectorat adolescent des romans érotiques. Cette collection a pour ambition de proposer des romans à l'écriture intelligente et sensible au sujet de la sexualité débutante et souvent complexée aux adolescents de quinze ans et plus qui fréquentent si souvent les sites pornographiques sur le web. La censure morale a frappé fort cette collection en 2023 par le biais d'un arrêté signé par Gérald Darmanin pour interdire aux mineurs le roman Bien trop petit de Manu Causse. Par conséquent, ce que j'ai écrit depuis vingt ans n'est pas caduque, hélas. En échangeant avec des chercheurs, écrivains et critiques en France, en Belgique, en Suisse, en Italie, force est de constater que ni les travaux de recherche, ni l'analyse critique ne font bouger les lignes des défenseurs acharnés d'un monde où les enfants et les adolescents n'accèdent qu'à une littérature normalisante qui ne parle pas d'eux. La dernière chronique qu'Étienne Delessert et moi avons signée sur le site ricochet-jeunes.org (https://www.ricochet-jeunes.org/articles/violence-de-la-censure-contre-la-litterature-jeunesse-ou-les-effets-dune-manipulation) mentionne les moyens de lutter contre la manipulation perpétrée par les censeurs moraux dont la littérature jeunesse est victime.

 

Psychologue clinicienne et docteure en Psychologie clinique, la psychothérapie d'adolescents  lui a fait croiser le chemin de la littérature jeunesse. Elle a publié deux ouvrages où elle analyse la censure concernant la littérature jeunesse (Qui a peur de la littérature ado?, Thierry Magnier, 2008 et Le Livre en analyse, Thierry Magnier, 2011) ainsi que de nombreux articles dans différentes revue et sur le site ricochet-jeunes.org. Voyageuse éprise de rencontres et curieuse des autres cultures, elle a co-écrit deux ouvrages avec Mahdi Boughrari au sujet du Sahara et des touaregs d'Algérie (Touareg Kel Ajjer. Proverbes et histoires, éditions Librairie du Labyrinthe, 2005) et Désert Indigo. Récits, contes et poèmes du Sahara (éditions Stéphane Batigne, 2018).

 

D’AUTRES SUJETS QUI POURRAIENT VOUS PLAIRE

Les témoignages

Le regard d’une enseignante sur les éditions Syros

Katell Carrer Collège Jules Verne, Provins

 Je suis Katell Carrer professeure de lettres au collège. Aujourd’hui, je souhaitais vous présenter une collection que je trouve intéressante à exploiter…

Lire la suite
Les témoignages

« Un banc pour deux », Sophie Adriansen (éditions Tom Pousse)

Katell Carrer Collège Jules Verne (Provins)

Un banc pour deux est un roman écrit par Sophie Adriansen paru aux éditions Tom Pousse dans la collection « AdoDys ». Cet ouvrage présente deux…

Lire la suite