Bien enseigner, est-ce corrompre la jeunesse ?
Socrate est condamné à mort pour avoir « corrompu la jeunesse ». L’accusation est étrange : comment un homme qui prétend ne rien savoir et ne rien professer, évite les discours magistraux et se contente d’interroger peut-il être condamné pour son enseignement ? C’est que Socrate avait un effet transformateur sur les âmes. Bien qu’il soit difficile de considérer les dialogues comme une éducation — aucun personnage ne sort d’un dialogue en ayant appris quelque chose de tangible ou en ayant acquis une compétence — il s’y enseigne quelque chose, qui touche à la nature même de l’apprentissage.
L’éducation des sophistes
Comprendre ce paradoxe suppose de replacer Socrate dans le paysage intellectuel de son temps. À Athènes, les sophistes étaient, en plus d’être des rhéteurs, des professeurs – de vertu, de rhétorique, de sciences. Ils proposaient, contre rémunération, une éducation technicienne, faussement scientifique. Certains prétendaient être capables de gagner tous les débats : le sophiste Protagoras enseignait l’art de « bien parler » et – c’était selon lui une seule et même chose – de diriger les affaires de la cité. Il vantait, à la manière d’un coach dispensant des cours en ligne, la simplicité de son enseignement par rapport à celui des autres sophistes enseignant les sciences bien difficiles de l’astronomie ou du calcul.[1] Gorgias prétendait enseigner la rhétorique, le plus puissant selon lui de tous les arts, permettant de convaincre dans les assemblées qui se réunissent « à propos du juste et de l’injuste ». Il affirmait que le juste et l’injuste ne comptaient pas, mais seulement leur apparence, qu’il ne s’agit pas de s’accorder sur ce qui est vrai, mais de gagner les débats et faire triompher son parti. Sans aucun usage de la rhétorique, disait-il, même un médecin compétent peut être impuissant à faire accepter à un malade de prendre son traitement.
L’enseignement des sophistes reposait sur une conviction simple : bien manier les mots est plus utile que de maîtriser une science ou connaître les raisons des choses. Les rhéteurs ne cherchaient pas à nous apprendre ce qu’il convient ou non de faire, mais à doter leurs élèves d’une capacité à exercer un certain pouvoir social, d’acquérir un « capital symbolique » et des codes leur permettant de convaincre. Accéder à « l’éducation » entendue en ce sens reviendrait à acquérir des moyens d’exercer des pouvoirs, d’écrire des CV séduisants et de passer des entretiens d’embauche.
Derrière son apparente utilité, cette éducation véhicule pourtant les conceptions morales de ceux qui la dispensent. C’est précisément ce que la pratique socratique subvertit. Les dialogues mettent en scène le conflit entre un discours dialogué, cherchant l’accord, et les morceaux de bravoure rhétoriques des sophistes. Ceux-ci instaurent ce que Lyotard appelle « l’agonistique »[2] (de agôn, la lutte) : un ordre de discours où l’enjeu est de vaincre, de persuader, de prendre l’avantage. Dans une démocratie, ce régime discursif demeure : c’est l’assemblée qui tranche, et c’est elle qui condamne Socrate — à trente voix près.
La vraie figure de l’ignorance
Au contraire, Socrate vise à instituer un monde où la bonne foi peut être partagée, où avouer qu’on a tort n’est pas concéder une défaite. Cela se traduit par l’acceptation de l’homologia, de l’accord commun, comme critère de vérité et comme terme de la discussion. La lecture du Gorgias montre qu’on ne passe pas aisément d’un registre de discours à l’autre. On le constate tous les jours, le dialogue ne survit pas longtemps sur un plateau de télévision construit pour l’affrontement. Quand on est installés dans l’agonistique, celui qui veut parler sur un autre mode amuse avant d’agacer. Les dialogues qui mettent aux prises Socrate avec les sophistes qui assument de ne croire qu’en la force (Calliclès, Polos, Thrasymaque) montrent que le dialogue ne peut s’instaurer de lui-même, par la rigueur des raisonnements et ou la beauté des arguments. Même si Socrate « gagne le débat » (par exemple avec Thrasymaque), le sophiste l’insulte et quitte la conversation ; selon les critères de Socrate, ce n’est pas une victoire mais un échec du dialogue. Penser – et dialoguer sans chercher à vaincre – suppose une « conversion » du regard, une sortie du registre de la lutte de mots, qu’on ne se contente pas de ses opinions, même séduisantes, même vraies.
Socrate enseigne en effet qu’on ne part jamais d’une ignorance pure mais d’un croire-savoir, qui est la vraie figure de l’ignorance. C’est en ce sens qu’il faut comprendre son célèbre mot, qui peut surprendre un enseignant : que veut dire Socrate, quand il dit « qu’il ne sait qu’une seule chose, c’est qu’il ne sait rien » ?
On pourrait y voir seulement l’effet produit sur ses interlocuteurs – la première étape de la connaissance consistant à prendre conscience de l’insuffisance de ses opinions et de leurs contradictions éventuelles. Mais cela n’épuise pas le sens de la formule. Socrate ne se place en réalité jamais sur le même plan que ses interlocuteurs : même troublé, il continue à conduire le dialogue. La formule a quelque chose de plus définitif, au-delà de l’hypocrisie qu’on a parfois voulu lui prêter.
Le non-savoir que proclame Socrate signifie quelque chose de très précis : je sais que ce que j’opine n’est pas une science. Il y a une différence entre savoir et opinion ; il existe, contrairement à ce que soutient le discours sophistique, un au-delà de l’opinion. Reconnaître cette différence est la première fondation de l’esprit critique que l’école républicaine transmet : chacun peut avoir des opinions et les exprimer, à condition d’être conscient de leur statut.
Même vraie, l’opinion se distingue de la science. Elle peut certes suffir pour bien agir : c’est par l’opinion vraie que Socrate finit par définir la vertu dans le Ménon. En effet, si la vertu était une science, elle pourrait s’enseigner et il y aurait des « maîtres de vertu ». L’échec des « grands hommes » athéniens à transmettre leur vertu à leurs propres enfants indique qu’elle ne se transmet pas ; il n’y a pas d’enseignement de la vertu, elle apparaît comme un « don divin », une grâce contingente accordée par les dieux.
Mais l’exigence socratique ne se contente pas d’une opinion vraie. Un élève devenu conscient de son ignorance aspire à davantage, à un savoir qui ne soit pas seulement correct par hasard, mais fermement établi. Les opinions, même vraies, restent instables — comme les « statues de Dédale » qui, si elles ne sont p pas bien fixées et enchaînées entre elles par « des raisonnements » s’animent et s’enfuient de nos esprits à notre insu. Agir à partir d’une opinion vraie revient, dans la République, à vivre dans un rêve éveillé : « parcourant, comme dans un sommeil livré aux rêves, sa vie présente, avant même d’avoir pu s’éveiller ici-bas, il parviendra d’abord chez Hadès pour s’y endormir définitivement. » (534d). Éduquer – apprendre à penser en dialoguant, avec soi-même et avec les autres – consiste pour Platon à éveiller à la réalité. Mais comment cet éveil est-il possible, quand on ignore ? Qu’est-ce qui nous pousse à nous détacher du confort de l’opinion ?
Apprendre c’est se ressouvenir
Socrate formule explicitement dans le Ménon le problème du passage de l’ignorance au savoir. Le fait même d’apprendre, qui suppose de chercher à savoir, apparaît comme un paradoxe : les hommes ne peuvent chercher ce qu’ils savent déjà, puisqu’ils le savent ; ils ne peuvent davantage chercher ce qu’ils ignorent intégralement, puisqu’ils ne sauraient ni quoi chercher ni même reconnaître la vérité de la chose s’ils la rencontraient.
Ce qui rend possible la recherche de la vérité doit donc être la présence, dans l’âme, de quelque chose comme un savoir : un savoir que le dialogue maïeutique ne ferait que réveiller, un savoir présent mais voilé, sans quoi il n’y aurait pas d’apprentissage. Celui-ci est ainsi une réminiscence, un ressouvenir de vérités que l’âme, immortelle, a déjà contemplées dans une autre vie, avant d’être incarnée dans un corps.
Pour étayer cette thèse, Socrate fait d’abord appel aux poètes, qui affirment l’immortalité de l’âme. Celle-ci dépasse le temps de la vie présente ; passée par plusieurs existences, elle a vu et appris mille choses qu’elle n’a pas totalement oubliées. Si l’on parvient à saisir le fil de l’une de ces connaissances en nous réveillées, toutes les autres peuvent être reconstituées par notre propre raison.
Socrate propose ensuite une démonstration à son interlocuteur, Ménon, peu convaincu par cette thèse : le philosophe interroge un jeune esclave au sujet d’un problème mathématique qu’il n’a jamais étudié. L’esclave commence par croire savoir, puis découvre son ignorance, et finit par parvenir, en « tirant la connaissance de son propre fonds » avec l’aide de Socrate, à formuler une opinion vraie sur la proposition examinée. N’ayant jamais appris les mathématiques, il ne peut tirer ce savoir d’une expérience antérieure. Le dialogue n’a rien introduit en lui : il a réveillé ce qui s’y trouvait déjà. Le simple fait que l’élève reconnaisse la validité des étapes proposées par Socrate, et soit capable de les reproduire lui-même, indique la présence préalable de ces idées dans son âme.
La réminiscence est une pré-expérience qui dépasse le temps de la vie. Elle suppose, en dernière analyse, l’antériorité des Idées par rapport à la vie humaine. Nous pouvons y accéder parce qu’elles sont à notre mesure : nous les avons « contemplées avant notre naissance ». Pour la pensée il n’y a donc pas de temps, pas de succession ; nous avons partie liée au sens avant même toute expérience, ce qui explique qu’on puisse acquérir une compréhension des choses sans les avoir vécues.
L’école apprend à faire passer ces Idées, éternelles, dans le langage et dans le temps. Elle les réveille en nous. C’est en dernière instance par cette théorie, exposée dans plusieurs mythes, que Platon rend raison de la possibilité même d’apprendre et d’enseigner. La relation pédagogique devient l’occasion de retrouver dans notre intériorité ces connaissances oubliées et d’en reprendre possession.
Cette conception se distingue radicalement des présupposés de l’éducation sophistique : elle suppose que tout élève peut, en lui-même, retrouver les structures intelligibles de la réalité, pourvu qu’on l’y conduise correctement. Il n’est pas anodin que ce soit à un esclave que Platon s’adresse dans le Ménon : la seule condition requise est qu’il comprenne le grec.
L’éducation comme condition de possibilité de l’enseignement
Rendre un sujet capable de dialoguer et d’accéder aux Idées par réminiscence n’a pour autant rien d’immédiat. Faire commencer à penser ne suppose pas seulement de s’adresser à l’« intellect » : si c’était le cas, les dispositifs éducatifs seraient superflus et les cours de collège ressembleraient à des séminaires universitaires. Tout professeur sait que, bien souvent, ce n’est pas la « partie rationnelle de l’âme », pour parler comme Platon, qui tient le gouvernail.
L’intellect n’est pas seul dans l’âme. Il est en rapport constant avec deux autres parties en lutte ; l’epithumia (les appétits, situés symboliquement dans le ventre) et le thymos (l’ardeur morale, située dans le coeur). Si convertir l’âme suppose que la raison « domine » les autres parties, l’éducation ne vise pas à les supprimer, mais à harmoniser l’ensemble. Un jeu de forces doit être canalisé pour rendre possible l’émergence d’une parole raisonnable. À travers ces descriptions, Platon esquisse, en creux, un tableau des attitudes et des dispositions que l’éducation vise à tempérer.
Ces analyses ne se réduisent pas au strict registre psychologique : la structure de l’âme est analogue à la structure de la cité et chaque disposition psychologique correspond à un certain état social. Une âme dominée par le thymos (l’ardeur) se dirige vers le combat d’idées et l’agonistique plutôt que vers le dialogue véritable ; une âme dominée par le désir polymorphe et tyrannique subvertit la sincérité de la parole et la soumet à la satisfaction immédiate de ses désirs. L’âme peut se scinder, et la raison apostropher le coeur comme une « chose étrangère ».
La condition même de l’éducation est que l’élève ne soit pas entièrement déterminé par des stimuli immédiats, qu’il puisse continuer d’écouter malgré la sonnerie ou la faim à l’approche du déjeuner. Elle suppose donc de réunir certaines dispositions psychologiques, par une discipline et des dispositifs, des rites, des pratiques instituées. Dans la République, la musique et la gymnastique ont précisément pour fonction de modeler les âmes, de contribuer à leur harmonisation, de créer les conditions d’une écoute attentive. À ce titre – comme puissance d’harmonisation – l’éducation est associée à la musique sous la plume de Platon. Elle est aussi affaire de pulsions, de dressage – la métaphore est régulièrement utilisée par Platon.
Ce que nous enseigne toutefois Socrate, c’est qu’elle ne s’y réduit pas ; l’enseignement va au-delà des dispositifs éducatifs qu’il présuppose. Platon cherche, dans la République en particulier, et de façon plus directe encore dans Les Lois, à concevoir un régime politique qui ne tuerait pas Socrate, qui rendrait possible son enseignement et accepterait le trouble qu’il provoque. L’éducation se situe à la jointure de la politique et de la morale, de l’individuel et du social. L’âme est capable de justice – définie comme harmonie – mais elle n’est pas naturellement juste ou injuste. Une bonne éducation est ce qui rend possible la justice, dans l’âme et dans la cité ; elle permet une forme d’harmonie entre le beau, le bien, et le vrai, entre la justice et le plaisir.
[1] « Les autres, en effet, assomment les jeunes gens. Alors que ceux-ci cherchent à fuir les sciences trop techniques, les sophistes les y ramènent de force, en leur enseignant le calcul, l’astronomie, la géométrie, la musique, — et en disant ces mots il lançait un coup d’œil vers Hippias — tandis qu’auprès de moi sa seule étude portera sur ce qu’il y vient chercher. L’objet de mon enseignement, c’est la prudence pour chacun dans l’administration de sa maison, et, quant aux choses de la cité, le talent de les conduire en perfection par les actes et la parole. » Protagoras, 318d-319a
[2] J.-F. Lyotard, Le différend, Paris, Éditions de Minuit, 1983.