Les petites histoires de l'éducation

La Méthode socratique dans nos écoles primaires

✒ Charles Defodon, (1832-1891), Pédagogue français

Dans cet article, Charles Defodon, rédacteur en chef du Manuel général de l’instruction primaire, clarifie ce qu’il faut réellement entendre par « méthode socratique ». Il met en garde les instituteurs contre des usages approximatifs, qui se limitent à interroger les élèves pour obtenir une définition attendue. Pour lui, l’esprit de Socrate réside dans le travail d’analyse et d’élimination des erreurs, dirigé pas à pas par le maître, afin de conduire l’élève à découvrir lui-même la vérité.

Remarquons d’abord que bien souvent on croit employer la méthode socratique, lorsqu’en réalité on ne l’emploie point. Ce n’est pas, si l’on peut dire, socratiser, que de faire des questions comme celles que l’on trouve dans beaucoup de livres à la fin de chaque chapitre ou à la suite de quelque développement. Il peut être excellent de se servir de ces questionnaires, dont l’objet est de résumer, de récapituler une leçon, en rappelant l’attention des enfants sur les principaux points qu’on a traités, en les forçant à montrer par leurs réponses qu’ils ont ou qu’ils n’ont pas suivi. Mais ce n’est pas là le moins du monde la méthode socratique.

Vous ne socratisez pas non plus, lorsque, par exemple, après avoir fait une leçon sur l’addition, vous procédez ainsi :
— Voyons, Pierre, qu’est-ce que l’addition ?
— L’addition...
— Vous ne savez pas ? Je vous marque un mauvais point. Voyons, Paul ?
— L’addition...
— Vous ne savez pas non plus. Le suivant ?
— L’addition est une opération qui a pour but de mettre des nombres les uns sous les autres pour en faire le total.
— Ce n’est pas mal ; mais je voudrais quelque chose de mieux. Qui est-ce qui me donnera quelque chose de mieux ?
— Moi ! moi !
— Voyons, Joseph...

Et ainsi de suite, jusqu’à ce que quelque élève vous ait textuellement répété la définition que vous aviez donnée vous-même, et qui vous paraît tout à fait exacte.

J’ai entendu souvent des maîtres me dire, après des exercices de ce genre : « Ces interrogations socratiques me réussissent toujours. » Ces interrogations peuvent vous réussir, en effet, parce qu’elles éveillent l’esprit des enfants, qui savent que les uns ou les autres peuvent être interrogés. Mais socratiques, elles ne le sont point, parce que, dès le premier silence ou dès la première réponse inexacte ou incomplète, vous laissez là l’enfant auquel vous vous êtes adressé, sans le faire chercher, sans le mettre sur la voie de l’analyse, sans rectifier, ou à peu près.

Cette analyse se fait bien un peu, si vous voulez, puisque, ne vous contentant ni du silence des uns, ni de l’insuffisance des autres, vous faites durer l’exercice jusqu’à ce que quelqu’un ait retrouvé la définition vraie. Mais le travail d’élimination qui est l’œuvre propre de Socrate, que Socrate dirige personnellement et en quoi consiste toute sa méthode, ce n’est pas vous-même qui le faites, ce sont les bons élèves qui le font pour vous ; on pourrait presque dire que c’est celui qui vous a donné la bonne réponse qui, mentalement, a socratisé, et non vous. Si, du premier coup, vous vous étiez adressé à celui-là, et qu’ayant reçu sa bonne réponse, vous vous fussiez tenu pour satisfait, il n’y aurait pas eu matière au prétendu exercice socratique.

Encore une fois, je ne discute pas la valeur relative de ce procédé ; je conteste seulement la qualification qu’on lui donne.

Il n’est pas plus socratique, permettez-moi de vous le dire, de poser au hasard des questions vagues, comme je l’ai vu faire souvent :
— Voyons, mes enfants, qu’est-ce que vous pensez de cela ? Est-ce que ce n’est pas comme ci, comme ça ?

Dans ce cas, on ne dirige plus ; on attend au contraire qu’une idée se présente par hasard dans un esprit, et on se hâte de l’accueillir comme si elle sortait du vôtre. On ne travaille plus par voie d’analyse, on travaille par voie de hasard.

Or, la méthode socratique est au contraire la plus méthodique de toutes : elle consiste à diriger pas à pas l’intelligence de l’enfant, à lui faire découvrir lui-même ce que vous voulez qu’il découvre, mais sans jamais le lâcher, sans jamais le laisser errer au hasard.

Un exemple rendra cette idée plus claire.

Un maître veut faire comprendre à ses élèves ce qu’on appelle un substantif. Voici comment il s’y prend :
— Qu’est-ce que je tiens à la main ?
— Une craie.
— Qu’est-ce que j’ai mis sur la table ?
— Un livre.
— Qu’est-ce qui est suspendu au mur ?
— Une carte.
— Qu’est-ce qu’il y a au plafond ?
— Une lampe.
— Très bien. Eh bien, tous ces mots : craie, livre, carte, lampe, qu’est-ce que c’est ?
— Ce sont des noms.
— Des noms de quoi ?
— Des noms de choses.
— Bon ! Mais écoutez encore. Si je dis : le maître est dans la salle, quel est ici le nom ?
— Le maître.
— Qu’est-ce que c’est que « maître » ?
— C’est le nom d’une personne.
— Fort bien. Si je dis : Paris est une grande ville, qu’est-ce que Paris ?
— C’est le nom d’un lieu.
— Donc, qu’est-ce que c’est qu’un substantif ?
— C’est un nom de chose, de personne ou de lieu.

Voilà du socratique.

Un autre exemple :

— Mes enfants, vous savez ce que c’est qu’un verbe ?...

[Suit tout le développement grammatical et pédagogique, puis l’anecdote de Robinson découvrant le feu, les exercices de calcul, etc.]

Enfin, la conclusion :

La méthode socratique est donc avant tout une méthode de direction et d’analyse. Elle ne consiste ni dans les interrogations banales qui se bornent à demander des définitions apprises, ni dans les questions vagues qui s’en remettent au hasard des réponses, mais dans un art suivi, patient, rigoureux, de conduire l’esprit de l’enfant, sans jamais le laisser s’égarer, jusqu’à ce qu’il trouve lui-même la vérité qu’on veut lui faire saisir.

C’est en cela que Socrate a été le plus grand maître d’école de l’antiquité, et c’est en cela que nous pouvons l’imiter.

Charles Defodon

Charles Defodon (14 mai 1832 - 18 février 1891) est un pédagogue français à l’influence importante. Il a contribué à de nombreuses réformes, y compris l’amélioration de l’éducation des filles. Collaborateur puis directeur du Manuel général de l’instruction primaire, il s’y distingue par son style direct. Après une carrière de professeur libre à Paris, Charles Defodon devient professeur à l’école normale de la Seine. Il a a ainsi formé de nombreux instituteurs. Il rejoint l’inspection primaire en 1885 et devient membre du Conseil supérieur de l’instruction publique en 1889.


 

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