La parole des chercheurs

Béatrix Potter, Maurice Sendak, Claude Ponti, et tutti quanti … : l’album dans tous ses états avec Sophie Van der Linden

Propos recueillis par Sylvie Servoise
Professeure de littérature à l'Université du Mans

Autrice de plusieurs essais consacrés à la littérature de jeunesse, critique littéraire, formatrice auprès de bibliothécaires et d’enseignants depuis plusieurs années, Sophie Van der Linden s’est spécifiquement intéressée à l’album, auquel elle a consacré divers ouvrages depuis près de vingt ans. Retour sur l’évolution de cette production incontournable de la littérature de jeunesse. 

 

Pour vous, l’album ne serait pas véritablement un « genre », mais plutôt « une forme d’expression spécifique ». Pouvez-vous nous expliquer ce que vous entendez par-là ? 

 

Sophie Van der Linden - Disons que je m'applique à ne pas considérer l'album comme un genre « littéraire ». Quand j’ai commencé à travailler sur l’album dans les années 2000, c’était une qualification que l’on retrouvait fréquemment, et qui était discutée. Mais le fait est que l’album contient davantage de genres littéraires (récit, poésie, etc.) qu'il n'en constitue un par lui-même. C’est pourquoi je propose de définir l’album comme « une forme d'expression littéraire et artistique spécifique ». C’est en effet une forme extrêmement libre, très diversifiée - sans doute la forme la plus libre et diversifiée du champ éditorial. On peut tenter une comparaison avec la bande-dessinée : il existe, dans le cas de la BD, une forme classique ou traditionnelle bien identifiée, à savoir la planche découpée de manière orthogonale, ce qu'on appelle familièrement le gaufrier. Or en ce qui concerne l'album, on ne peut pas véritablement reconnaître un modèle, une mise en page ou des caractéristiques formelles qui lui seraient véritablement spécifiques. On peut bien entendu parler de genre « éditorial » pour l'album, et il m’arrive aussi de le caractériser comme un « médium », mais si cette définition de l’album comme forme d'expression littéraire et artistique me convient bien, c’est aussi parce qu'elle permet de rappeler que ce sont tout particulièrement les artistes qui ont fait évoluer l'album.

 

L’un des enjeux de votre premier livre sur le sujet, il y a près de vingt ans, était de démontrer que l’album, non reconnu parce que mal connu, constituait bien une forme d’expression à part entière, sollicitant des compétences de lecture (de texte comme d’image) « affirmées et diversifiées » et appelant une « lecture critique à sa mesure ». Avez-vous le sentiment qu’aujourd’hui le regard des médiateurs, des éditeurs, des critiques mais aussi du grand public sur l’album, a changé ? 

 

S. V. D. L. - C'est assez difficile pour moi de de répondre à cette question, précisément parce que pendant ces vingt années, j'ai été immergée dans la production comme dans la réception de l’album : je manque donc absolument de recul ! Ce que j’ai pu constater tout de même, c'est qu'on a bien pris en compte ce que j'avais posé d'un point de vue théorique dans mon ouvrage Lire l'album en 2006, à savoir que l'album repose en réalité sur trois piliers : le texte, l'image et le support. L’importance du support, c’est-à-dire le format du livre, sa taille, sa matérialité, sa mise en page et finalement tout ce qui englobe en réalité l'objet « livre », est aujourd'hui bien identifiée et comprise. Ce qu’il apporte aux publications contemporaines est particulièrement bien pris en compte par les éditeurs et les illustrateurs, mais aussi, en effet, par les médiateurs et plus largement la critique. Mais il est vrai que quand j’ai commencé à m’intéresser à l'album au tout début des années 2000, il n'existait pas véritablement, en tout cas en France, de théorie de cette forme alors même qu'on était dans une période, mais aussi un espace, qui innovait énormément en la matière.

 

Si l’album a une longue histoire, c’est dans les premières décennies du XXe siècle qu’émerge « l’album moderne », et dans les années 1950-60 que se produit une autre césure, qui ouvrirait la voie à l’album contemporain, écrivez-vous dans Lire l’album. Quels sont les titres emblématiques que vous retenez de ces périodes, et où se situe le point de bascule d’après vous ? 

 

S. V. D. L. - C'est très évidemment la collection des albums du Père Castor qui marque la naissance de l’album moderne. Elle s'appuie elle-même sur une production d'une très grande modernité et radicalité, qui est la production russe des albums qui ont suivi la révolution de 1917. Dans les années 1920, des artistes de l'avant-garde russe ont créé énormément de livres pour enfants et c’est d’ailleurs à une artiste russe, Nathalie Parain, de son vrai nom Natalia Tchelpanova, que la collection du Père Castor a fait appel pour concevoir les premiers albums. Ce qui fait leur grande modernité, c’est qu’ils sont extraordinairement manipulables par les enfants, alors que jusqu'alors on avait plutôt des albums qui étaient de grands cartonnés, à manipuler sur une table en présence de l'adulte. Là, on a affaire à des livres que les enfants peuvent garder auprès d'eux et consulter par eux-mêmes. D’où l’attention portée à la mise en page, mais aussi à l’iconographie, l’image devant faire sens par elle-même, pour que l’enfant puisse regarder seul l’album, en dehors de la lecture effectuée par l’adulte. C’était très moderne pour l’époque, y compris d’ailleurs au sens de l'histoire de l'art. 

Le titre emblématique, pour la deuxième période qui marque le début de l’album contemporain, c'est bien entendu Max et les maximonstres de Maurice Sendak publié en 1963 aux États-Unis sous le titre Where the wild things are, littéralement « Là où se trouvent les choses sauvages ».  Rien que ce titre est déjà une promesse de renouvellement très forte, notamment pour ce qu’il suggère de l'intention de son auteur à l’égard des jeunes lecteurs. C'est en effet un album qui sort littéralement l'adulte du livre, d’abord par l'image, puisque l'autorité parentale est réduite à une voix off, et ensuite parce qu’il déjoue toutes les attentes éducatives des adultes à son égard. Max et les maximonstres opère une plongée magnifique dans l'intériorité d'un enfant, et qui sert encore aujourd'hui de de repère et de modèle.

 

Claude Ponti est, en ce printemps 2024 à l’honneur de plusieurs événements littéraires - vous avez d’ailleurs animé une rencontre avec lui, et la chanteuse Pomme, au Festival du Livre en avril. Vous lui aviez déjà consacré un ouvrage en 2000. Comment expliquez-vous le succès de l’auteur du Livre d’Adèle, devenu un « classique » de la littérature de jeunesse ? Jusqu’à quel point, notamment, peut jouer, au-delà des qualités intrinsèques de Claude Ponti, l’effet transgénérationnel ? Nombreux sont les parents d’aujourd’hui à avoir grandi avec ses albums !

S. V. D. L. - De fait, c'est effet transgénérationnel, c’est bien le propre des classiques : cela fait bientôt 40 ans que l’on lit Claude Ponti ! C’est dans cet esprit que j’ai souhaité organiser cette rencontre au Festival du livre de Paris, qui s’adressait aux adultes qui ont été lecteurs de Claude Ponti et qui sont venus nombreux pour manifester leur attachement à cette œuvre, à l’instar de Clémentine Beauvais. Nous ont aussi transmis leurs témoignages des personnalités comme Thibaut Rassat, illustrateur et architecte, qui a expliqué comment les livres de Claude Ponti l'ont très certainement mis sur la voie de ce domaine professionnel, ou encore Leïla Slimani, qui a déclaré que Claude Ponti était son « idole » et qu'elle transmettait sa passion à son fils. De fait, tout l’intérêt, me semble-t-il, de l'œuvre de Claude Ponti, c'est qu'elle est suffisamment dense, complexe, dans le sens positif du terme, pour continuer à intéresser les lecteurs quand ils grandissent, quand ils vieillissent, quand ils sont adultes. Et c'est vraiment une œuvre absolument sans équivalent dans le domaine de l'album contemporain. Rappelons par ailleurs que Claude Ponti s'est attaché depuis 1986 à offrir à ses lecteurs un grand album par an (je dis « grand album » parce qu'il a aussi produit des plus petits albums, notamment en série) : ce sont donc aujourd’hui très exactement 38 albums qui sont disponibles, et chacun d’entre eux est extraordinairement conçu, abouti, riche. Autrement dit, chaque année, c'est une œuvre à part entière que cet auteur illustrateur est en mesure d'offrir à ses lecteurs, et en ce sens c’est un phénomène d'édition tout à fait singulier et remarquable.

 

On peut être frappé par la modernité des albums de Claude Ponti : modernité esthétique bien sûr, marquée par l’hybridité, le jeu avec les codes, l’intertextualité débridée, mais aussi conception très égalitaire des genres, les héros étant souvent des héroïnes. Inversement, pensez-vous que, à l’époque actuelle, certains albums soient devenus moins lisibles ? Est-ce que l’on assisterait à une accélération de l’obsolescence des livres pour la jeunesse ? 

S. V. D. L. - Ma foi, c'est peut-être justement le signe des grands livres, et des chefs-d'œuvre, de la littérature pour la jeunesse que de ne pas subir cette obsolescence. De fait, si l’on passe en revue rapidement tous les grands auteurs et illustrateurs de de ce domaine, que ce soit Béatrix Potter, Maurice Sendak. Anthony Brown, ou en effet Claude Ponti, on constate que leurs œuvres résistent extrêmement bien à l'époque actuelle. Cela s’explique sans doute par le fait qu’il s’agisse d’auteurs et d’illustrateurs qui ont des qualités humaines fortes qui les ont amenés à choisir de s'adresser aux enfants, et prioritairement aux enfants ; peut-être aussi qu’ils sont moins susceptibles de déployer des stéréotypes, ou d’être le simple reflet d’époques qui vont par exemple être sensibles à des théories racistes ou colonialistes qui ne sont plus acceptables aujourd’hui. Moi qui m’intéresse de près à l'histoire du livre pour la jeunesse, je suis toujours interloquée de voir à quel point des ouvrages du passé ont pu, de manière totalement décomplexée parce que c'était en vigueur à l’époque, mettre en scène des situations, notamment de racisme, très évidentes dans leurs histoires. Mais il faut reconnaître que beaucoup d'auteurs illustrateurs de ces périodes-là ont su aussi résister à ces schémas.

 

En 2021, vous avez publié Tout sur la littérature de jeunesse, de la petite enfance aux jeunes adultes, qui offre à la fois des repères sur la littérature de jeunesse, des conseils pour la lecture et une suite de « bibliothèques idéales », par tranche d’âge. Quels sont les critères que vous avez adoptés pour choisir ces ouvrages, dans l’immense offre qui existe actuellement ? 

S. V. D. L. - Même si près de 900 ouvrages sont cités et/ou présentés dans ce livre, le piège pour ce type d’ouvrage, et a fortiori quand on adopte un titre comme Tout sur la littérature jeunesse, est de laisser croire qu'on va recenser absolument tout ce qui est important dans le champ. C'est un malentendu possible, et il est vrai qu'on m'a parfois, quoique très rarement, fait remarquer que tel ou tel livre, ou tel ou tel auteur, n'était pas présent dans cet ouvrage qui se veut de référence. C'est parce que précisément, je ne me suis pas demandé quel titre devait absolument paraître dans cet ouvrage, mais que je suis systématiquement partie des besoins des jeunes lecteurs ou des médiateurs, en particulier pour le chapitre consacré aux « bibliothèques idéales ». Donc je n'ai pas cherché à recenser les 20 meilleurs livres ou les 20 livres absolument incontournables pour telle ou telle tranche d'âge, mais je me suis plutôt attachée à vraiment composer un ensemble de titres qui vont être suffisamment diversifiés, complémentaires, progressifs aussi : de fait, si l’on parle des livres pour les enfants à partir de 2 ans et jusqu'à 4 ans (quelles que soient les réserves que l’on peut avoir, moi y compris, sur cette notion de « tranche d’âge »), la question qu’il faut se poser est celle des titres que l’on peut conseiller pour accompagner l’entrée de l’enfant dans la littérature. En ce qui concerne les critères de sélection, ils relèvent de l'adéquation nécessaire entre une évaluation critique de l’ouvrage et ce qui me remonte par le terrain, l'expérience de sa réception par les enfants. On assiste parfois à engouements critiques qui ne rencontrent que très peu l'adhésion des enfants. L'idée de de ces sélections était aussi d'avoir des livres en quelque sorte « lus et approuvés » par les enfants de la catégorie d'âge concernée.

 

 

Critique littéraire spécialisée dans la littérature jeunesse, formatrice et conférencière, Sophie Van der Linden a publié des ouvrages de référence dans le domaine de la littérature jeunesse, dont Tout sur la littérature Jeunesse, chez Gallimard Jeunesse (2021). Elle a également publié plusieurs romans en littérature générale, chez Buchet Chastel, Gallimard ou Denoël.

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