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À bas Molière !

✒ Charles Dantzig, propos recueillis par Arthur Habib-Rubinstein

Introduction 

Arthur Habib-Rubinstein — L’idée de cette conférence m’est venue d’un article de Roland Barthes intitulé « Réflexions sur un manuel ». Barthes y écrivait que l’expression « enseignement de la littérature » est presque tautologique : pour la majorité des gens, la littérature se confond avec l’enseignement qu’ils en ont reçu à l’école, au collège et au lycée. De ce constat découle une autre idée : pour cette majorité — qui ne se confond pas avec la totalité, nous y reviendrons peut-être — la littérature est avant tout un souvenir d’enfance, et même un souvenir d’enfance partagé.

Cette remarque ouvre un certain nombre de questions, que je reprends à Barthes en les infléchissant légèrement. Qu’est-ce qui forme ce souvenir ? Pourquoi les auteurs qui composent le panthéon scolaire ont-ils été sélectionnés, et selon quels critères ? La statue que l’institution érige à ces écrivains rend-elle réellement justice à leur œuvre ? Comment se fait-il que certains auteurs disparaissent, que d’autres réapparaissent, tandis que certains demeurent, presque éternellement ? Ce sera aussi l’occasion d’interroger les catégories mêmes de l’enseignement de la littérature — celles que nous connaissons tous : auteurs, écoles, mouvements, genres, siècles — et de nous demander si ce sont les meilleures manières de classer, d’approcher et de comprendre les œuvres.

Charles Dantzig, vous êtes écrivain et éditeur aux Éditions Grasset, où vous dirigez trois collections, et vous avez publié de nombreux essais consacrés à la littérature. Je citerai notamment La guerre du cliché, Pourquoi lire ?, À propos des chefs-d’œuvre, ainsi que vos Dictionnaires égoïstes de la littérature française et mondiale. Ces dictionnaires mêlent des notices sur des auteurs, des œuvres, des personnages de fiction ou encore des notions littéraires ; s’ils sont classés par ordre alphabétique, ils suivent aussi votre tempérament, votre goût, et dessinent une vision profondément personnelle de la littérature. Dans ces ouvrages — comme dans À propos des chefs-d’œuvre — vous ne proposez jamais de théorie générale. En revanche, il vous arrive d’attaquer de front des préjugés solidement ancrés : sur les chefs-d’œuvre eux-mêmes, sur la valeur littéraire de certaines œuvres ou de certains auteurs, ou encore sur l’importance accordée à des notions devenues quasi intouchables, comme celles d’écoles ou de courants littéraires. Nous y reviendrons.

Le contrat, si l’on peut dire, de l’échange que nous allons avoir ensemble est le suivant : secouer un peu le canon littéraire, réveiller les chefs-d’œuvre qui le composent et qui sont, comme vous l’écrivez,
« de vieilles personnes endormies dans la vénération qu’on a pour 
elles ».

Charles Dantzig — J’ai  dit ça, moi ?

A.H.R. — Vous l’avez écrit, en tout cas. Lors de la préparation de cette conférence, alors que nous cherchions à la fois comment organiser tout cela et quel titre lui donner, vous avez lancé, sur le ton de la plaisanterie : « À bas Molière ! ». La plaisanterie s’est transformée en discussion, puis en véritable sujet. Et si l’on veut secouer ces œuvres assoupies dans la vénération dont elles font l’objet, peut-être faut-il commencer par les plus vénérables — ou plutôt les plus vénérées — d’entre elles : celles de Molière. D’autant plus que Molière est l’auteur qui, si l’on en croit l’expression consacrée, possède presque la propriété sémantique de notre langue — « la langue de Molière » — ce qui constitue déjà une forme de vénération extrême.

C.D. — Vous savez que Molière est l’auteur le plus représenté à la Comédie-Française. Depuis sa création, il y a eu, je crois, environ quatorze mille représentations de pièces de Molière. Le second, qui n’est pourtant pas n’importe qui, Racine, en est à quatre mille. Autrement dit, Molière, ce n’est même plus de la littérature. C’est Johnny Hallyday. C’est le métro à Châtelet à treize heures. C’est autre chose. Et ce qui est intéressant, c’est que Molière a été installé comme ça, comme une évidence nationale, très tôt, par la Troisième République elle-même.

À bas Molière 

A.H.R. — Vous commencez d’ailleurs votre notice consacrée à Molière, dans le Dictionnaire égoïste, par cette phrase : « Molière est une canaille ». Pourquoi, Charles Dantzig, « À bas Molière ! » ?

C.D. — Je préfère Molière à beaucoup de gens. Mais ce que je déteste, c’est la vénération. Je pense qu’aucun écrivain ne doit être vénéré. La vénération est une catastrophe pour la littérature. Un écrivain n’est pas une statue de Bernadette Soubirous à Lourdes. Et le respect, au sens scolaire du terme, est une chose très nocive. La littérature doit être à la fois étonnante et familière. Dès qu’on sacralise, on tue.

Molière, il faut le rappeler, et Stendhal l’avait très bien vu : Molière est le ministre de l’opinion de Louis XIV. Il ne faut jamais oublier ça. Molière était un collaborateur. C’était un bourgeois qui s’est mis au service du roi le plus aristocratique, le plus autoritaire que nous ayons eu. Un quasi-dictateur. Il a écrit pour ce régime et au service de ce régime. Il ne faut pas raconter qu’il écrivait seulement des petites rigolades populaires. Il en a écrit, oui — et moi, je préfère largement ses farces poétiques, Monsieur de Pourceaugnac, par exemple, à ses grandes pièces idéologiques. Le Bourgeois gentilhomme, par exemple, est une pièce profondément répréhensible. Elle passe son temps à se moquer des bourgeois — dont Molière est issu — et il n’a aucun mal à renier sa classe. Renier sa classe, pourquoi pas. Mais il le fait au profit de l’aristocratie.
Il n’est pas un écrivain populaire. Ce n’est pas Charles-Louis Philippe. Molière est un propagandiste. Regardez la fin du Tartuffe, que je considère comme sa meilleure pièce. Il a eu du courage, oui, mais avec l’appui du roi. La pièce se termine par l’intervention directe de Louis XIV qui vient rétablir le bien. C’est exactement comme dans un opéra maoïste : le chef apparaît, tout s’arrange. Qui fait ça ? Molière.Ce n’est pas si grave, à condition de le dire. Mais on ne nous le dit jamais.

Et puis il y a une chose très intéressante : la Troisième République. Elle arrive un peu branlante. Elle ne s’installe pas facilement. Elle doit affronter une droite monarchiste très puissante, des conditions politiques extrêmement tendues. Elle a besoin d’asseoir une autorité. Et quelle est l’une de ses grandes inventions ? L’instruction publique obligatoire, égalitaire, nationale. Très bien. Mais qu’est-ce qu’elle met dans ses programmes ? Elle va chercher des écrivains d’ordre. Des écrivains de l’ordre louis-quatorzien. Molière, Corneille, Racine. De très bons écrivains, évidemment. Mais des écrivains d’ordre. Elle aurait très bien pu aller chercher les écrivains baroques, qui sont merveilleux, inventifs, dangereux, deux siècles avant. Non. Elle choisit l’ordre. Parce que ça sert l’ordre républicain. Je pense que c’est parfaitement conscient.

A.H.R. — Je dois dire que vous m’avez convaincu et que je m’associe à ce « À bas Molière ». Un autre point important que vous aviez évoqué lorsque nous en avions parlé concerne Les Précieuses ridicules.

C.D. — C’est une autre pièce parfaitement répréhensible. Les Précieuses ridicules, c’est une autre pièce tout à fait répréhensible.C’est une pièce qui dit très clairement : les femmes sont des idiotes et n’ont pas le droit de penser. Ce n’est pas une exagération, c’est le fond de la pièce. C’est déjà profondément idiot, mais c’est surtout très révélateur du régime, car le statut des femmes s’est considérablement dégradé sous les Bourbons, et tout particulièrement sous Louis XIV.

Son père, Louis XIII, ne regardait pas trop du côté des femmes — et puis il se fichait de tout. Tallemant des Réaux raconte une histoire très amusante : Louis XIII est à une fenêtre du Louvre ; un courtisan entre. Le roi se tourne vers lui et lui dit : « Viens t’ennuyer avec moi. » Ils restent là, à la fenêtre, à s’ennuyer pendant une heure. Dans leur ensemble, les Bourbons ont entretenu un rapport aux femmes profondément méprisable. Louis XIV menait un double ménage officiel, prenait des maîtresses comme il voulait et les jetait comme il voulait. Les femmes étaient méprisées sous Louis XIV, par Louis XIV et par Molière, son aimable serviteur.  Les Précieuses ridicules s’inscrivent pleinement dans ce contexte : elles participent d’une entreprise de disqualification intellectuelle et sociale des femmes, parfaitement cohérente avec l’ordre politique et moral du temps.

Louis XV a poursuivi sur la même voie. Et l’on peut même se demander si, au fond, tout n’a pas été perdu parce que Louis XVI, lui, se comportait plutôt comme un bon bourgeois avec Marie-Antoinette, qui était capricieuse. Ce que je veux dire, c’est que le statut des femmes a énormément varié selon les règnes. Sous Louis XIV, les femmes étaient méprisées — par le roi lui-même, et donc aussi par Molière, son aimable serviteur. 

Pourquoi ? il y a toujours de la politique mêlée à la littérature : les femmes avaient été en première ligne au moment de la Fronde — cette tentative de renversement du pouvoir royal durant la minorité de Louis XIV. C’est la dernière époque où des femmes ont été sabre au clair, où elles faisaient de la politique ouvertement. Les femmes sous la Fronde ont été la tête de la révolte contre une monarchie de plus en plus absolutiste. 

La Grande Mademoiselle, la propre cousine germaine de Louis XIV, avait pris la Bastille et lorsque son cousin et arrivé avec ses troupes, elle a fait tirer le canon sur lui. Louis XIV en a gardé une rancœur tenace, l’a dépouillée et exilée — il était mesquin, comme beaucoup de grands hommes. J’ai tendance à penser que les grands hommes sont souvent de petits êtres avec un grand chapeau. 

Louis XIV a conçu à partir de là un mépris des femmes considérable. À la cour, elles n’avaient plus de statut, sinon celui de porter des robes à traîne. Molière, en fidèle serviteur du roi, s’est inscrit dans ce mouvement de dénigrement.

Les Précieuses ridicules constituent par dessus le marché une attaque littéraire encore une fois mêlée à la politique. La pièce est une satire de l’hôtel de Sablé et de ce que lui a appelé les « précieuses » : un milieu parisien, situé près de l’actuelle place des Victoires — qui devrait s’appeler la place des Défaites, pour ces pauvres femmes et pour la pauvre Madame de Sablé. Ce cercle était la queue de la Fronde, profondément anti–Louis XIII et qui passait son temps à se ricaner de lui, de ce roi jugé mou, ennuyeux. Tallemant des Réaux — dont je parlais tout à l’heure — faisait partie de ce groupe. Dans cette pièce, Molière tire donc un fusil à deux coups : il attaque les femmes pour faire plaisir au patron, et il attaque ceux qui se sont moqués du père du patron pour lui faire encore plus plaisir.

Vous savez bien que la littérature est une chose impure — et c’est ça qui est amusant. La littérature n’est jamais pure. Même l’écrivain que je pourrai considérer volontiers comme le plus pur — Mallarmé — ne l’est pas. On sait qu’il a tenté d’écrire un poème sur la mort de son fils, mort très jeune : Pour un tombeau d’Anatole. La pureté n’existe pas en littérature, du moins dans la littérature française — et plus largement européenne. Nous ne faisons pas de la littérature chinoise, confucéenne où l’on appliquerait seulement des règles rhétoriques abstraites. 

Des chefs-d'œuvre

A.H.R. — Pour continuer — maintenant que Molière est mort une seconde fois —, j’aimerais aborder la notion de chef-d’œuvre, à laquelle vous avez consacré un essai. Je partirai d’une citation qui dit assez bien l’état de vénération dans lequel sont tenues certaines œuvres, celles de Molière en particulier. Je vous cite :

« Le chef-d’œuvre ne sera jamais lu par une immensité d’hommes, mais une immensité d’hommes en aura entendu parler. Ils l’admireront, en feront un livre sacré. Autrement dit, ils le sortiront de la littérature pour le faire entrer dans le magique, la crédulité, la superstition, l’absence de jugement et de goût. Ils en parleront par ouï-dire, par ouï-lire. »

D’où ma question — et je crois que vous y avez en partie répondu dès votre première intervention. Pour lire et pour enseigner à lire les chefs-d’œuvre, faut-il commencer par les désacraliser ? Et, en littérature, profaner est-ce une preuve d’amour ?

C.D. — Oui. Pour commencer, je dois dire que ce livre sur les chefs-d’œuvre n’existait pas. J’en suis même certain, c’est la première réflexion consacrée au chef-d’œuvre en littérature. Je l’ai d’ailleurs écrit pour cette raison très simple et très étonnante : en faisant des recherches sur cette notion, je m’attendais à trouver une bibliographie considérable — or il n’y avait presque rien.

J’ai donc cherché à comprendre ce que pouvait être le chef-d’œuvre en littérature. Et dès le départ, quelque chose m’a frappé : le terme lui-même est étrange. La première occurrence que j’ai trouvée — et personne ne m’a contredit depuis la parution du livre — se trouve chez Voltaire, dans une lettre où il parle de « chefs-d’œuvre » à propos du théâtre de Corneille. Jusque-là, le mot appartenait exclusivement aux beaux-arts et à l’artisanat. Le chef-d’œuvre était en particulier l’œuvre que devait réaliser un artisan pour obtenir son diplôme : après son tour de France chez les maîtres, il présentait une œuvre censée être la meilleure dont il était capable — celle qui était « au chef », caput

En appliquant ce terme à la littérature, Voltaire ne pensait évidemment pas à mal ; mais, à mon sens, l’opération est un peu abusive. Elle laisse penser que pour produire un chef-d’œuvre, il suffirait d’appliquer des règles, de mieux fabriquer, presque mécaniquement — je parlais tout à l’heure de rhétorique.

Or le chef-d’œuvre n’est jamais stable, il bouge. Le canon existe, bien sûr, mais son angle change sans cesse. Aujourd’hui, on parle de Molière, Racine, Corneille ; mais le canon se modifie en permanence. Quand j’étais petit et que je vous écoutais en classe, la messe, c’était Sartre : Sartre partout. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Je ne dis pas cela en bien ou en mal : c’est un constat. À l’exception de quelques figures très répétitives — Molière, Racine, Corneille —, tout bouge.

Corneille, c’est même un peu fichu en ce moment. Il est moins représenté, moins lu. C’est dommage, parce que dans le monde de Trump, il irait assez bien Corneille, ; son côté, on tape sur le bouclier, on cogne, on croit que la force est une qualité. 

Ce que j’ai toujours aimé dans l’enseignement de la littérature, d’abord, c’est que j’étais assez contestataire — vous l’avez peut-être remarqué. J’aimais contester ce qu’on me disait. Et j’ai observé que les professeurs de français, en général, aimaient beaucoup cela : la contestation créait des discussions, qu’il préférait à voir ces élèves moyens qui somnolaient en gravant des graffitis au compas sur les tables en bois.

Mais ce que j’aimais aussi, c’était lorsque, de temps en temps, certains professeurs sortaient des sentiers battus. Bien sûr, en enseignant, vous êtes obligés de tirer des sangliers : il faut enseigner le sanglier Molière, le sanglier Racine, le sanglier Zola — il faut bien savoir qui ils sont. Mais de temps en temps, faire du tir au pigeon, c’est bien aussi. Aller chercher un écrivain moins connu mais pourtant merveilleux éveille la curiosité et, surtout, cela montre que les hiérarchies ne sont pas figées, qu’un immense écrivain peut être méconnu.

Si nous avions été réunis ici il y a cent ans et que j’avais prononcé le nom de Lautréamont, tout le monde aurait écarquillé les yeux. Or Lautréamont est un immense écrivain, dont on connaît à peine la vie. Aller dans les coins, chercher à côté, me paraît essentiel. Parce qu’à la fin, le canon roule toujours de la même manière. Et il faut bien qu’Arthur me pose une question sur Molière pour que je ne m’endorme pas, tant cela devient rasoir : Molière, Racine, Corneille… On finit par s’habituer au bruit du canon. Alors que, de temps en temps, un petit coup de mousquet, très gai, tiré sur un poète moins connu, ça réveille — et ça fait aimer la littérature.

L'écureuil Voltaire grignote les tiroirs

A.H.R. — Et en même temps, il y a sans doute encore beaucoup à dire sur ces auteurs que l’on croit tous connaître. Vous citiez tout à l’heure une lettre de Voltaire, qui serait la première occurrence du mot chef-d’œuvre appliqué à la littérature. Or Voltaire est lui-même, d’une certaine manière, mal jugé par le canon : on lit à peine 3 % de son œuvre. Quelques contes, quelques réquisitoires — l’affaire Calas, le chevalier de La Barre — et l’on en conclut qu’il n’y a rien d’autre à lire, que sa poésie et son théâtre ne valent rien. Ce qui est loin d’être évident. On peut donc être un sanglier mal dessiné.

C.D. — Pour moi, Voltaire est plutôt un écureuil. Il va de branche en branche, très vite, il grignote une noisette, la jette, passe ailleurs. Il est vif, mobile, insaisissable.Et je crois en effet que Voltaire est l’un des écrivains les plus mal jugés de la littérature française. Il est à la fois illustre et profondément inconnu.On ne lit de lui, en gros, que l’affaire Calas, le chevalier de La Barre, et quelques textes philosophiques admirables, puis les contes — Candide, Zadig. Or ces contes, lui-même les appelait « mes couillonnades ». Il les écrivait sur le coin d’une table, chez la duchesse du Maine — la fille bâtarde de Louis XIV, très intelligente, qui aimait beaucoup Voltaire — pour distraire les salons. 

D’ailleurs, à titre personnel, je trouve que les contes sont peut-être la partie la plus démonstrative, et pas toujours la plus intéressante, de son œuvre — à par une phrase immortelle dans Zadig qui me revient : Zadig se retrouve chez des Indiens qui veulent le peler et le faire frire dans un chaudron d’huile bouillante. Il leur demande : « Mais pourquoi faites-vous cela ? » Et ils répondent : « Mais c’est la tradition. » Zadig réplique alors : « La raison est plus ancienne. »

Mais Voltaire, à côté de cela, est l’un des écrivains les plus prolifiques de la littérature française, avec Victor Hugo : environ cinquante mille pages. C’est considérable. Victor Hugo a beaucoup écrit, on le sait, et l’on va piocher dans tous les genres qu’il a fréquentés ; il n’est pas mal jugé pour autant. Voltaire, lui, rien, il est amputé. Qui lit aujourd’hui les tragédies de Voltaire ? Irène, sa dernière tragédie, est une très belle pièce, que Victor Hugo aimait d’ailleurs beaucoup. Quant à sa poésie, j’ai publié, lorsque j’étais éditeur aux Belles Lettres, la première anthologie moderne de sa poésie, qui fait six cents pages. Il y a là des poèmes extraordinaires. 

Simplement, la poésie de Voltaire appartient à un genre que nous n’aimons plus aujourd’hui, la poésie didactique. Nous avons tendance à juger presque toujours à partir du goût du présent. Nous n’aimons plus la poésie didactique, donc nous la jugeons mauvaise. Mais si Voltaire et ses contemporains lisaient nos poésies actuelles, ils les trouveraient, je ne sais pas, des torchons de cuisine. Chacun juge en fonction du goût actuel, et c’est à mon avis une erreur. Voltaire est donc, effectivement, excessivement mal jugé.

A.H.R. — Est-ce qu’il est mal jugé à cause de ce découpage de l’œuvre par genres ? Vous évoquiez Victor Hugo, dont on accepte de lire l’ensemble des formes. Voltaire, au contraire, est surtout lu à travers ses textes philosophiques et polémiques. Il constitue peut-être un cas paroxystique de ce découpage de l’œuvre selon les genres : d’un côté le roman et le récit, de l’autre le théâtre, puis la poésie, puis encore la littérature d’idées — ce qui est déjà une catégorie problématique, surtout pour le XVIIIᵉ siècle, où les frontières entre roman, récit et pensée philosophique sont extrêmement poreuses. Pensez-vous que ce type de découpage soit une manière pertinente d’approcher l’œuvre d’un écrivain, ou bien crée-t-il précisément ce genre de malentendus ?

C.D. — Il crée sans doute des malentendus, parce qu’il crée des tiroirs. Les tiroirs sont pratiques pour enseigner : il faut bien trier. On dit donc : Voltaire a écrit du théâtre, Victor Hugo a écrit des romans, des poèmes, des pamphlets. Très bien. Pour ma part, dans les bibliographies de mes livres, j’ai modifié cette présentation. Vous savez que l’on classe traditionnellement par « romans », « théâtre », « poésie », etc. J’ai une fois tenté de tout mettre en vrac, mais cela ressemblait à une lessiveuse, donc j’ai renoncé. Depuis, j’écris : formes de romans, formes de poésie, formes d’essais, parce que toutes ces formes différentes relève d’une seule unité indivisible. Je ne crois pas qu’un écrivain écrive séparément des romans, des poèmes ou des pièces. Découper une œuvre par genres, c’est un peu comme dire à quelqu’un : « J’aime bien votre bras gauche », puis le dévisser, poser la jambe droite ailleurs, et prétendre que le vrac serait le tout. Cela me paraît profondément insuffisant.

D’ailleurs, qu’est-ce qu’un roman ? Qu’elle est la communauté entre La Recherche du temps perdu, Adolphe, Martin Chuzzlewit, Gargantua : ce sont des romans. Mais qu’est-ce que cela signifie ? Une histoire fictive avec des personnages inventés — c’est le maximum que je puisse dire. Or les poèmes de Lamartine ne sont-ils pas aussi des histoires fictives avec des personnages inventés ? Et le théâtre ?

Je crois que tous les écrivains travaillent avec quelque chose de très singulier, et que ce qui distingue la littérature de toutes les autres formes d’écrit, c’est ceci : c’est le seul type d’écrit qui ne sert à rien — et qui a l’intention de ne servir à rien. La littérature commerciale a une intention commerciale, la littérature publicitaire une intention publicitaire, la littérature politique une intention politique. La littérature littéraire, si je puis dire, n’a aucune intention. Ce qui la caractérise, c’est l’imagination. Et c’est, au fond, un archaïsme. Je ne vois pas de différence fondamentale entre la littérature la plus raffinée — disons Mallarmé — et les peintures des grottes de Lascaux. C’est la même chose : des images.

La littérature n’est pas faite avec des idées. Elle est faite avec des images. Mallarmé l’expliquait très bien à Degas. Degas lui disait : « J’essaie d’écrire des sonnets, j’ai plein d’idées, mais je n’y arrive pas. » Et Mallarmé lui répondait : « On n’écrit pas un poème avec des idées, on écrit un poème avec des mots. » Je dirais même : on n’écrit pas avec des mots, on écrit avec des phrases.

Je crois que le langage a été inventé pour mentir — pour séduire, vendre, se protéger, coucher, tromper, mentir absolument. Le premier instrument du mensonge, c’est le mot. Je n’aime pas les mots en eux-mêmes. Ils n’ont pas de valeur propre. Comme un clou pour un artisan : ce n’est qu’un outil. Les écrivains sont là, à mon sens, pour tordre le cou au mensonge des mots au moyen de phrases. Et les phrases produisent des images. Une image, ce n’est rien d’autre que le rapprochement inattendu de deux mots. Quand Proust écrit le « soleil gras d’un automne de province », tout est là. Il n’y a rien à expliquer — surtout pas. Expliquer une image, c’est tout casser.

Zola, mais c'est un poète

A.H.R. — Je vais continuer à parler des sangliers, puisque vous avez lancé l’image. J’aimerais aborder un autre écrivain célébré, mais lui aussi, selon vous, mal jugé — peut-être au point de contester à Voltaire le titre d’écrivain le plus injustement évalué : Émile Zola. À propos de Zola, vous citez Oriane de Guermantes — que vous décrivez comme l’une des meilleures critiques littéraires du XIXᵉ siècle — qui dit, dans Le Côté de Guermantes : « Zola, mais c’est un poète. » Vous écrivez que Zola est l’un des écrivains les plus injustement méprisés. Zola est pourtant un auteur célébré, respecté, canonisé. Pourquoi, selon vous, est-il malgré tout méprisé ? Est-il victime de la postérité de son courage politique, notamment de l’affaire Dreyfus ? Et, dans le prolongement de cette question — avant d’aborder celle des courants et des écoles — pensez-vous que sa volonté de « faire école » ait écrasé la lecture sensible de son œuvre ?

C.D. — D’abord, il est évident qu’on peut être à la fois extrêmement célèbre et profondément méprisé. Parfois même, le public — qui est, je crois, une entité assez méchante — fabrique de la célébrité précisément pour pouvoir mépriser. Pour Zola, il se passe plusieurs choses. D’une part, de son vivant, il a été excessivement jalousé, parce qu’il vendait énormément de livres. C’est l’écrivain qui vendait le plus, avec Victor Hugo — et même davantage, si l’on y regarde de près. Victor Hugo n’a eu qu’un immense succès commercial massif : Les Misérables, qui a d’ailleurs été accompagné d’une opération de promotion littéraire absolument inédite. Il faudrait une séance entière pour raconter cela : lancement mondial, traductions simultanées en Angleterre, publications à Paris, en Belgique, à Londres, au même moment. Hugo était très malin commercialement.

Mais Zola, lui, vendait énormément dès le début des Rougon-Macquart. Cela a compté. La jalousie est un moteur très puissant dans la réception littéraire. On le voit très bien dans le Journal de ces deux punaises que sont les frères Goncourt : la jalousie atroce qu’ils nourrissent à l’égard du succès de Zola y est constante. Et comme tous les écrivains jaloux, ils passent leur temps à dire : « Zola m’a plagié. » L’idée d’avoir été plagié est typiquement une idée d’écrivain jaloux.

Il y a aussi le fait que Zola n’était pas très habile socialement. Il était sans doute un peu vantard, ce qui, en soi, n’est pas si grave. Et puis il y a autre chose, de plus diffus, mais qui compte énormément : le corps de l’écrivain. J’y crois beaucoup. On écrit avec son corps, on écrit comme on est, et on oublie trop souvent cette dimension. J’ai été très ému, par exemple, le jour où j’ai appris — dans les mémoires d’un ami d’Apollinaire — qu’Apollinaire avait les yeux bleus. Cela n’a rien de négligeable. Apollinaire était un homme très grand, avec quelque chose d’un adjudant ou d’un centurion romain, un torse imposant, d’ailleurs il était nationaliste, fasciné par la guerre. Et tout à coup, ce regard bleu éclaire la mélancolie profonde de ses poèmes.

Or, dans le cas de Zola, il y avait un détail corporel très visible : il zozotait — ou avait quelque chose qui s’en approchait. On se moquait de lui, on le caricaturait en disant « Z’acuze ». Ça compte. Des petites choses, mais qui s’accumulent.

Et puis, bien sûr, il y a J’accuse. Là-dessus Zola est le « un sur x » de Céline — qui est le nazi officiel de la France. Zola n’a jamais cessé de payer, dans la vieille bourgeoisie et la vieille droite françaises, son rôle dans l’affaire Dreyfus. Il a pris le parti des juifs, s'est opposé non pas à l’armée française, mais au comportement de certains officiers — et ce scandale résonne encore aujourd’hui. Il y a des gens qui disent encore : « Zola, je n’aime pas », uniquement à cause de cela. S’ajoute enfin une réputation — forgée souvent par des gens qui ne l’ont pas lu — d’écrivain grossier, lourd, épais. C’est tout à fait faux. Et là, je parle avec une science fraîche : j’ai relu l’an dernier l’intégralité des Rougon-Macquart et des Trois Villes. Zola est un écrivain extrêmement fin, extrêmement intelligent.

Il faut toujours se méfier des écrivains que l’on dit « bêtes ». En général, s’ils sont dits bêtes, c’est qu’ils sont très intelligents — et qu’ils ont du génie. On disait cela de Victor Hugo. André Gide disait : 
« Ô Victor Hugo », pauvre chéri.  Sous-entendu : si l’on reconnaît à Hugo l’intelligence en plus du génie, il ne nous reste plus qu’à nous suicider. Zola, c’est peu pareil. Si on lui accorde à la fois l’intelligence et le grand art, on est fichus. 

À mon sens, Zola est un écrivain beaucoup plus fin, et un meilleur romancier du XIXᵉ siècle, que Balzac. Chez Balzac, il y a des passages imbéciles, donneurs de leçon absolument insupportables : ces pages et ces pages de leçons, de célébration de l’héroïsme des notaires bourgeois fidèles à la monarchie alors que la monarchie est tombée… On a le temps d’aller chercher une glace au réfrigérateur et de reprendre quatre pages après. 

Zola, lui, ne fait jamais de démonstration. Ses romans ne sont pas démonstratifs. La variété des moyens qu'il y a dans chacun des romans des Rougon-Macquart est extraordinaire. Prenez Son Excellence Eugène Rougon, c’est le portrait d’un ministre brutal et violent, inspiré de Rouher, ministre de l’Intérieur de Napoléon III, et le roman est construit de scènes presque sans lien les unes avec les autres. À l’inverse, Le Docteur Pascal est un récit très lié, très continu, profondément narratif.

Autre chose qui m’a frappé : Zola est si fin que le lexique de chacun de ses romans change entièrement d’un livre à l’autre. Bien sûr, il y a le vocabulaire évident — celui de la mine dans Germinal, par exemple, que je trouve d’ailleurs le moins bon de la série. Il y a un peu trop, à mon sens, de lexique documentaire. Mais même dans les phrases apparemment anodines, il y a, dans chaque roman, deux mots qui reviennent avec une insistance discrète, suffisamment forte pour être perçue.

Ces mots ne relèvent pas du vocabulaire professionnel du milieu décrit ; ils dessinent une antithèse souterraine propre à chaque livre. Dans Le Ventre de Paris, par exemple, tout un réseau se construit autour du mot « brute », de la brutalité, de ce qui est massif, violent — et en contrepoint, apparaît un autre lexique autour du mot « tendresse ». Zola ne souligne rien, il ne commente pas : il suffit que cela soit là. Dans chacun de ses romans, on trouve ce type d’opposition. C’est extrêmement subtil, extrêmement intelligent. Zola est un écrivain d’une intelligence rare.

A.H.R.Et pour rebondir sur ce que vous disiez à l’instant, je pense à La Curée : c’est à la fois un roman sur la poussée de Paris et sur la spéculation immobilière, et l’histoire d’une intrigue amoureuse entre un jeune homme et la nouvelle femme de son père — le tout porté par un vocabulaire très floral. D’un côté, on a le béton, la ville qui pousse… 

C.D. — Pas le béton en 1860.

A.H.R. — Pardon, pas le béton. La pierre. C’est mon côté moderniste. Mais justement, chez Zola, il y a toujours ce frottement entre la ville, l’argent, la technique — et, en face, quelque chose de très organique, de très naturel.

C.D. — C’est là, pour moi, qu’un écrivain devient plus admirable que les autres : quand il parvient à faire exister la scène qui ne sert à rien. C’est très difficile, la scène qui ne sert à rien. Dans La Curée, la scène qui ne sert à rien, c’est une description de trois pages de la salle de bains de Madame Sacquart.  Il pourrait expédier cela en une phrase : « elle s’est fait construire une salle de bains en marbre, luxueuse ». Mais non, il décrit le lavabo, le robinet, les marbres, les reflets et tout à coup, cette salle de bains devient Les Mille et Une Nuits.  Or, le chef-d’œuvre est souvent là : dans ce qui ne sert à rien, permis parce que le reste est tellement bien qu’on peut se dire : « tiens, je m’accorde une heure de récré ».

Courants littéraires, postérité

A.H.R. — Après l’heure de récré, je vais vous poser une question sur les courants littéraires. Un élément sur la réputation de Zola est précisément adossée à l’étiquette « naturalisme » — et que cette étiquette peut aplatir la lecture, au point d’oublier qu’on peut décrire avec un plaisir gourmand une salle de bains pendant trois pages, justement parce que cela ne sert à rien. Et, de la même manière, Balzac est souvent enseigné dans un cadre qui l’associe totalement au courant qu’il représenterait : le réalisme. On voit bien que les écoles…

C.D. — Je peux vous interrompre ?

A.H.R. — Bien sûr.

C.D. — Vous venez de dire « réalisme ». L’idée que Balzac serait un réaliste me paraît aussi extravagante que de dire que Rachida Dati est bien habillée. Ça n’existe pas. Où est le réalisme de Balzac, à part dans le fait que Balzac dit qu’il est réaliste ? Il est réaliste dans son fantasme. Balzac est un ultra-monarchiste de droite — il a le droit de l’être — qui se rêve en écrivain objectif. C’est quand même insensé. Balzac, c’est de la féerie. On appelle cela « réalisme » parce que quelqu’un l’a dit, puis un savant universitaire de la Pléiade a répété : « le plus grand des réalistes ». Mais c’est faux. Je prends un exemple qui, pour moi, est décisif. Balzac est supposé décrire comme personne la société d’avant la Révolution et des deux Restaurations. Très bien. Or, dans aucun volume de La Comédie humaine, vous ne trouvez un élément capital de la politique française de l’époque, que le « réaliste » Balzac aurait donc dû décrire : les congrégations. Les congrégations, ce sont les jésuites, et elles sont partout. Elles servent d’instrument politique.

Le seul grand romancier qui a vraiment décrit les congrégations, c’est Stendhal — dans Le Rouge et le Noir, publié un peu plus tard. Et ces congrégations, en particulier les jésuites, étaient l’appui de Louis XVIII, et surtout de Charles X, pour contrer les préfets et pour réévangéliser la France, pour imposer l’idée que la France était coupable.

La Restauration est le premier exemple de cette culture de la contrition : « la France a péché », « elle a coupé la tête aux rois », « elle n’aurait pas dû ». Le premier exemple de pétainisme en France, c’est la Restauration : les Bourbons revenus dans les charrettes des armées russes et anglaises nous ont fait comprendre que nous étions fautifs. Charles X s’appuyait sur des dizaines de milliers de jésuites qui essaimaient dans tout le pays — et il n’y en a pas la trace d’un seul chez Balzac, ce grand réaliste. Cela devrait tout de même faire réfléchir.

Alors, les écoles littéraires, c’est vrai et ce n’est pas vrai. C’est parfois une affaire de jeunes écrivains qui veulent arriver plus vite. Les romantiques ont été très forts pour cela : Alfred de Musset se brossait les dents, deux jours après vous aviez dans un journal trois pages de Charles Nodier expliquant qu’il était un génie, et que personne n’avait décrit un brossage de dents comme lui. Mais au fond, leurs points communs, c’était surtout qu’ils avaient vingt ans et qu’ils voulaient renverser les fauteuils des vieux cons. Après, bien sûr, ils ont aussi voulu changer la manière de parler — contre un style qu’ils jugeaient compassé. Mais si l’on prend deux romantiques comme Musset et Vigny, quelle communion littéraire y a-t-il entre eux ? Je la vois assez peu. 

Le naturalisme de Zola est, lui aussi, en partie une entreprise de marketing. Je ne dis pas que Zola n’y croyait pas : il y croyait. Mais en même temps, il a rameuté autour de lui des jeunes écrivains, les soirées de Médan, ce recueil collectif où l’on trouve, par exemple, Henri Céard — qui est un bon écrivain. Céard a, d’une certaine manière, inventé le nouveau roman vers 1880 : des romans où il ne se passe presque rien, et parfois c’est très réussi. Il a un titre merveilleux : Terrain à vendre au bord de la mer. Zola s’était donc aussi équipé de jeunes gens qui embouchaient la trompette. Il est donc normal qu’il paie, en partie, le tapage qu’il faisait autour de sa personne — comme Victor Hugo, d’ailleurs. Quand on demande de la publicité, on l’obtient. Et la publicité, c’est aussi parfois l’injure. 

A.H.R. — Je voulais justement que nous parlions aussi d’auteurs qui n’ont plus de publicité — alors même qu’ils en ont eu. Il y a des écrivains qui ont appartenu, pour une durée plus ou moins longue, au canon scolaire. Nous avons parlé du canon commun, de Voltaire et de Molière, dont on n’imagine pas la sortie prochaine — il ne faut jamais dire jamais, mais tout de même. En revanche, certains sont sortis très rapidement. Vous évoquiez Sartre, par exemple, aujourd’hui moins enseigné. Mais l’exemple qui me frappe le plus est peut-être Anatole France qui a été Monsieur Troisième République, dont  la mort est presque comparable à celle de Victor Hugo, en termes de retentissement et d'hommage public…

C.D. Avec moins de bacchanales,  puisque la  mort de Victor Hugo a donné lieu a trois jours de fêtes dans Paris. On a exposé son cercueil sous l'Arc de triomphe — il habitait à côté, c’était commode, il habitait Avenue Victor Hugo. Pour ses quatre-vingts ans, le conseil municipal de Paris s’est rendu chez lui et lui a dit : « Monsieur, nous allons donner votre nom à votre avenue. » — avenue Victor Hugo, avenue Moi. 

Sous l'Arc de triomphe, il n'y avait pas encore, à l’époque, la flamme du Soldat inconnu. Il était gardé par six jeunes écrivains ; je me souviens notamment de Courteline. Et cela a donné lieu à trois jours de soûlerie générale. Les frères Goncourt en donnent un compte-rendu très précis dans leur Journal : le peuple ivre mort, achetant du pinard dans les guinguettes des Champs-Élysées, couchant dans les bosquets. Il y a eu dix mille naissances qui ont suivi les funérailles de Victor Hugo.

Alors que les funérailles d’Anatole France furent tout autres. Il est mort en 1924 et la ferveur était déjà retombée. Victor Hugo, lui, avait réussi à se faire une tête de Neptune : il avait l’air d’un dieu, et il s’est maintenu ainsi jusqu’au bout. Anatole France, au contraire, arrivait déjà un peu sur la fin. Et cette fin a été particulièrement cruelle, puisque les ignobles surréalistes ont publié un texte intitulé Un cadavre et organisé un procès posthume d’Anatole France — avec Aragon en procureur.

Pourquoi Anatole France est-il tombé ? C’est très difficile à dire. Il y a, dans ce qu’on appelle la postérité, une part d’injustice et la fantaisie la plus totale. Parfois, on ne sait tout simplement pas pourquoi les choses se passent ainsi. Pourquoi Pierre Corneille est-il infiniment plus connu que son frère Thomas, qui était pourtant un grand dramaturge, élu à l’Académie française avec lui ? L’ignorance joue beaucoup dans la postérité. 

Anatole France, pourquoi est-il tombé ? C’est difficile à dire. Il avait peut-être l’air trop institutionnel, trop académique. Il était athée, sceptique, voltairien. Mais regardez Paul Valéry : lui aussi était archi-institutionnel — Académie française, salons de duchesses — et cela ne lui a pas nui. C’est d’autant plus curieux que Valéry a succédé à Anatole France à l’Académie française. Et l’on rend souvent grâce à Valéry pour un geste que l’on présente comme admirable : dans son discours de réception, il a refusé de faire l’éloge d’Anatole France, et même de prononcer son nom. On répète depuis les années 1930 que ce silence s’expliquait par le fait qu’Anatole France, lorsqu’il dirigeait Le Parnasse contemporain, avait refusé les premiers poèmes de Mallarmé. Mallarmé était le maître de Valéry, et Valéry aurait dit : « Je ne parlerai jamais d’un homme qui a refusé les premiers poèmes de mon maître. » C’est une explication jolie — et sans doute en partie vraie, un tiers vrai selon moi.

Il y a un autre tiers qu’on ne dit jamais : Anatole France avait reçu le prix Nobel, et Paul Valéry l’a frôlé vingt-cinq fois sans jamais l’obtenir. Cela compte.Et il y a un troisième tiers, encore plus décisif, que Valéry ne pouvait évidemment pas dire : Anatole France était dreyfusard. Très courageusement dreyfusard. Léon Blum le raconte très bien dans ses Souvenirs sur l’Affaire : personne n’imaginait qu’Anatole France, sceptique, voltairien, ne croyant à rien, s’engagerait aussi fortement en faveur de Dreyfus. Il a défendu les Juifs, il s’est exposé. Or Paul Valéry, lui, était antisémite, anti-dreyfusard, et il a signé une pétition en faveur de l’érection d’une statue au colonel Henry. Il y a un tiers des choses qu’on vous dit dans la postérité, deux tiers qu’on ne dit pas.

Alors, pourquoi Anatole France est-il tombé ? Je ne sais pas. À la fin, Anatole France, c’est mieux que beaucoup de choses — mais cela ne suffit pas. L’injustice est parfois totale. Il a peut-être paru daté. Anatole France, c’est un bosquet : ses phrases, ses paragraphes sont comme des bosquets d’arbres, traversés par un vent léger qui fait frémir les feuilles. C’est d’une finesse extrême — peut-être trop. Peut-être que cela n’a pas tenu pour cette raison. Peut-être que, pour durer, il faut parfois attirer l’attention par des gestes moins subtils.

 


 

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