Comment créer une communauté de lecteurs ?
Arthur Habib-Rubinstein (AHR) :
L’idée de cette table ronde est venue d’un paradoxe : dans un pays de sociabilités littéraires, la lecture — surtout à l’école — reste perçue comme une pratique solitaire. On imagine l’enfant penché sur son livre, coupé du monde. Pourtant, cette image ne correspond pas à la vitalité des échanges autour du livre. Il n’existe pas vraiment de « société littéraire de la jeunesse », et c’est bien dommage quand on veut inciter à faire lire.
Nous allons donc réfléchir ensemble à ce que peut être une communauté de lecteurs. Nous allons partir de pratiques concrètes, avec trois regards : celui d’un journaliste — Jérôme Blanchart, rédacteur en chef des magazines lectures de Bayard Jeunesse Mes Premiers J’aime lire, J’aime lire, J’aime lire Max et Je bouquine —, celui d’un enseignant — Tristan Ruiz, professeur des écoles en REP à Paris —, et celui d’un auteur — Maxime Gillio, lauréat du 35e Prix des Incorruptibles et ancien enseignant qui rencontre des dizaines de classes chaque année et qui passe donc plus de temps dans les classes depuis qu’il a démissionné.
Nous parlerons d’abord des liens entre communauté de lecteurs et apprentissage du choix : apprendre à choisir un livre, à se le faire recommander. Les communautés de lecteurs, en particulier à l’école, mêlent des dynamiques horizontales (recommandations entre pairs) et verticales (de l’enseignant, du journaliste, ou de l’auteur).
Le journaliste occupe d’ailleurs une position particulière dans ce rapport au livre — et l’auteur aussi, puisqu’il recommande surtout… ses propres livres.
Maxime Gillio, auteur :
Pas du tout !
AHR :
Le deuxième point portera sur la dimension festive de la communauté de lecteurs : lire ensemble, c’est transformer la lecture en fête, et ce n’est pas anodin, car faire de la lecture un moment joyeux et partagé peut convaincre des enfants réticents.
Enfin, le troisième point, lié aux deux précédents, portera sur la dédramatisation de la lecture. Souvent dramatisée — au point que les mesures négatives, l’interdiction du téléphone à l’école par exemple, ne suffisent pas, car on ne lit pas par défaut, mais par désir — il faut accompagner les enfants dans cette pratique, parfois intimidante.
Alors, commençons par le premier point : l’apprentissage du choix. Pour commencer, Jérôme, en tant que rédacteur en chef de plusieurs magazines de lecture chez Bayard, quel rôle joue le choix du jeune lecteur pour toi ?
L’apprentissage du choix
Jérôme Blanchart, rédacteur en chef :
Je vais plutôt prendre le point de vue du magazine comme objet de lecture. C’est un support très différent du livre, et c’est important de le rappeler.
Mais avant, je voulais revenir sur ce cliché du jeune lecteur solitaire dont tu parlais. Il y a presque là une sorte de péché originel : on pense la lecture comme une activité individuelle, alors qu’elle commence dans le partage. Lire, au départ, c’est un moment de complicité, de câlin, avec les parents. Puis vient un moment où l’enfant sait lire seul — on se dit « ça y est, il sait lire », et on le laisse partir. Mais ce n’est pas pour autant qu’il faut rompre le lien. La lecture ne naît pas dans la solitude : elle le devient par habitude et c’est dommage.
Pour en venir au magazine, il est moins intimidant que le livre. Il y a un rituel solitaire et important : celui de recevoir le magazine à son nom, dans la boîte aux lettres. (AHR : J’aime Lire est le premier objet que l’on reçoit, enfant, à son nom). C’est une forme de reconnaissance individuelle, mais qui créé également un sentiment d’appartenance, car des milliers d’enfants reçoivent le même, au même moment.
Le magazine a aussi une souplesse que le livre n’a pas. On peut l’ouvrir par où on veut, le feuilleter, picorer. C’est un objet plus libre. Prenons J’aime Lire : c’est douze romans imposés par an, donc a priori tout sauf un apprentissage du choix ! Et pourtant, paradoxalement, c’en est un. L’enfant découvre douze univers différents — du fantastique à la vie quotidienne, parfois des récits plus durs sur la société. Il aimera certains titres, moins d’autres, et c’est comme cela qu’il commence à se construire un goût, pour les genres, les auteurs et les illustrateurs.
Chaque année, les lecteurs élisent leur roman préféré pour le
« Bonnemine d’or ». Cette année, c’est un roman dérivé de la bande-dessinée Anatole Latuile qui a tout remporté - on parlera de l’importance des héros récurrents. Mais au-delà du résultat, ce qui nous touche, ce sont les phrases que les enfants nous écrivent : « J’ai aimé parce que… », « Je n’ai pas aimé car… ». On y voit poindre une identité de lecteur en train de se bâtir.
AHR :
Cette idée d’apprentissage du choix, elle passe, tu l’évoquais Jérôme, par la question des héros récurrents. Maxime, lorsque nous préparions cette table ronde, tu disais que les sagas jouaient un rôle très fort dans la fidélisation des jeunes lecteurs.
Maxime Gillio, auteur :
Oui, complètement. Et j’aurais aimé qu’il y ait des éditeurs dans la salle (AHR : il y en a !), car c’est un sujet dont on discute souvent avec eux. Les séries font parfois peur, notamment pour des raisons économiques : on craint qu’elles ne marchent pas, qu’il faille les arrêter. Il y a pourtant des précédents connus, comme, par hasard, un certain petit sorcier…
Et je constate au fil de mes rencontres que les séries sont très fédératrices et créent des communautés de lecteurs, c’est vrai pour les adultes, ça l’est encore plus pour les enfants.
Dans les classes, les enfants s’approprient les héros, ils échangent, débattent, anticipent la suite, et parfois m’écrivent pour me dire : « Pourquoi t’as fait ça à ton personnage ? » ou « T’avais pas le droit de le faire mourir ! »
Ils s’identifient, ils réagissent, ils défendent leurs préférés. C’est une conversation vivante entre auteur et lecteurs, et elle est formatrice : elle apprend la distance, la critique, l’interprétation.
Les enfants ont des exigences. Ils peuvent adorer un passage et s’indigner du suivant. Et si on prend la peine de les écouter, on découvre leur finesse de lecture.
J’ai reçu un jour un message incendiaire parce qu’un héros n’avait pas agi comme « il aurait dû » : on m’accusait presque de trahison. Le principe de la série, c’est ça : fédérer et faire vivre un imaginaire collectif. Et je crois qu’Arthur tu as une anecdote à nous raconter à ce sujet.
AHR :
Puisque tu m’y forces ! Quand j’étais au collège, mes copains et moi lisions Cherub, série de livres ayant pour héros des enfants-espions en Angleterre. On considérait le personnage principal, James, comme un copain, au point qu’au tome 8, quand il a fait sa première fois, on s’est réuni et on en a parlé à la récréation pendant des jours, comme si c’était arrivé à l’un d’entre nous.
Des années plus tard, à la fac, j’ai reparlé de cette scène avec d’autres anciens lecteurs : tout le monde se souvenait de la première fois de James. Parenthèse fermée. Tristan, on voit l’effet des séries sur les jeunes lecteurs, parce qu’ils leur appartiennent d’une certaine façon ?
Tristan Ruiz, enseignant :
Oui, tout à fait. Et je rebondis sur ce que disait Jérôme : le magazine est moins intimidant, et ça se vérifie à l’école. Mes élèves se dirigent spontanément vers les magazines, parce qu’ils sont plus accessibles. Cela les rassure. Mais le grand enjeu, pour nous enseignants, c’est justement de permettre à l’enfant de choisir le bon livre. Au début de ma carrière, je me considérais comme l’unique prescripteur. Je choisissais pour eux — et ça ne marchait pas. J’ai compris qu’il fallait créer des relais : des élèves prescripteurs, des espaces d’échange.
J’ai instauré des responsabilités dans la classe : chacun a un petit métier, qui change toutes les semaines, et parmi eux, celui de bibliothécaire, que les élèves adorent. Le bibliothécaire conseille les camarades perdus, met en avant le « livre de la semaine », écrit des petites critiques ou recommandations qu’on affiche, comme dans une véritable librairie ou bibliothèque. Ce sont des enfants, l’effet de mode joue à plein : si un copain a aimé, les autres veulent lire aussi.
Et puis, on organise des jeux de lecture : chercher des mots compliqués, en reformuler la définition, glisser des mots à chercher dans les romans qu’ils conseillent aux copains. Ça rend la lecture ludique, dédramatise l’effort. Voilà pour le temps scolaire.
En temps hors scolaire, j’ai ouvert l’école le soir, la nuit pour eux et mis en place des « Nuits de la lecture », qui est en fait un club de lecture très précieux, notamment pour les élèves qui n’ont pas de livres à la maison. Enseignant en REP, j’y suis souvent confronté — j’y reviendrai plus en détail ensuite.
AHR :
Je me permets de réagir, parce que tu nous as très gentiment invités une fois à venir te voir, et c’était un moment absolument sublime. Les enfants étaient très calmes — j’étais vraiment étonné. Il était 18h30, ils étaient tous assis en rond, très attentifs…
Tristan Ruiz, enseignant :
Jeudi, fin de période — les professeurs comprendront !
AHR :
Je crois que la réaction de la salle montre qu’ils comprennent, oui ! Mais ce qui m’a frappé, pour revenir à cette idée de pairs, c’est que vous lisiez et parliez des livres choisis par les enfants. Tu ne choisissais jamais toi-même le livre dont vous alliez parler. Tu désignais un élève, et c’était lui qui allait choisir le livre à évoquer.
Je trouve que, dans la question de la communauté et de l’apprentissage du choix, c’est quelque chose d’assez important. Et d’ailleurs, Maxime, une question pour toi : est-ce que les enfants te demandent parfois des recommandations de livres ? Est-ce qu’ils te prennent naturellement comme prescripteur, lors des rencontres ?
Maxime Gillio, auteur :
Ça peut arriver, effectivement. Lors de nos rencontres, j’aime que ce soit informel : je leur demande s’ils ont l’habitude de lire, ce qu’ils ont aimé. Et c’est très important pour nous, auteurs et autrices.
Mes propres enfants sont grands, ils ont quitté la maison. Et pourtant, j’écris pour un public de préadolescents, autour de douze ans. Les rencontres scolaires sont vitales pour moi, parce qu’elles me permettent de connaître leurs centres d’intérêt, leur manière de parler.
Il ne s’agit pas de les singer, bien sûr — on a un devoir de pédagogie et d’exemplarité — mais si je ne vais pas à leur rencontre, je m’enferme dans ma tour d’ivoire. On dit que la lecture est un acte solitaire ; c’est un cliché qu’il faut battre en brèche, — l’écriture aussi est perçue comme solitaire, mais elle ne peut pas l’être totalement. Si je veux éviter que se creuse un fossé entre les enfants et moi, il faut que je les écoute. Je vieillis, mais mon lectorat aura toujours douze ou treize ans. Donc oui, ils me conseillent des livres, des mangas, des animés… Certains que je n’aime pas du tout mais ce n’est pas la question. Ce qui compte, c’est de comprendre leur socle culturel, leur monde.
AHR :
Une autre question me vient, Maxime — et Jérôme, j’aimerais t’entendre aussi. C’est la question de la correspondance. Maxime, tu as participé au Feuilleton des Incos, avec cette dimension d’échange direct avec les enfants. Dans ton cas, c’était sur un roman en cours d’écriture.
Tu m’avais raconté une anecdote à propos des « personnages immoraux ». Cette remarque, « votre personnage est immoral, monsieur », disait beaucoup de choses sur ce que permet cette horizontalité entre auteur et lecteurs.
Et toi, Jérôme, dans le courrier des lecteurs, est-ce que les enfants se placent, eux aussi, en position de prescripteurs ?
Maxime Gillio, auteur :
Oui, effectivement, j’ai eu la chance de faire deux fois le Feuilleton des Incos, et c’est, sans flagornerie, l’une de mes expériences préférées. Parce que, quand on écrit, on est d’ordinaire en contact avec son éditeur — que j’aime beaucoup, d’ailleurs — mais il joue le rôle de filtre : il croit savoir ce que les enfants ont envie de lire, c’est son métier.
Avec le Feuilleton des Incos, il n’y a plus aucun filtre : on écrit directement pour les classes, on ne sait même pas si le texte sera publié. Quand on a treize classes en face de soi, et que onze d’entre elles adorent, c’est bon signe — mais parfois, c’est beaucoup plus partagé.
Et oui, je me suis déjà fait engueuler par des classes ! J’avais mis en scène de petits voleurs façon Robin des Bois, et on m’a dit que mes personnages étaient « immoraux », que « ce n’était pas bien de voler, même pour redonner aux pauvres ». J’ai pris un petit sermon de l’instit, aussi… Bon, en vrai, j’ai continué, ils ont continué à voler des trucs, c’était très bien !
Mais cette remarque a ouvert une discussion passionnante sur les figures du voleur dans la littérature, de Robin des Bois à d’autres héros ambigus. On n’était pas d’accord, mais c’était constructif. Le but n’était pas de leur faire changer d’avis, mais de les amener à formuler un jugement : « je ne veux pas lire une histoire avec des personnages immoraux ». C’est une forme d’apprentissage du choix, aussi critiquable soit-il.
Être confrontés au texte, chapitre après chapitre, les oblige à verbaliser leurs attentes, à dire ce qu’ils veulent trouver dans une histoire. Et ça, je crois que c’est déjà une belle école du discernement.
Jérôme Blanchart, rédacteur en chef :
Oui, alors sur le courrier des lecteurs, c’est très intéressant. L’avantage, c’est que je m’occupe de quatre magazines, donc j’ai des tranches d’âge très précises.
Pour J’aime lire, il n’y a pas du tout de conseils de lecture. Le courrier, c’est vraiment de la réaction à ce qu’ils ont lu dans le magazine. Et ça fait partie, en fond, de l’un des moyens de bâtir une communauté autour du titre.
À partir de J’aime lire Max, c’est-à-dire du CM1-CM2, on commence à voir apparaître des conseils de lecture, notamment de BD, et aussi des critiques du magazine lui-même : « j’aime bien ça », « j’aime un peu moins cette BD-là »... C’est à ce moment-là qu’on sent naître un vrai regard critique, qui n’existait pas auparavant, en tout cas pas dans les courriers adressés au magazine.
Et puis, après, il y a Je bouquine, destiné aux collégiens — et là, c’est l’explosion. On perçoit très nettement un désir de partage des lectures : les lecteurs expliquent pourquoi ils ont aimé un texte, ce qu’ils y ont trouvé, et ils commencent à échanger aussi sur d’autres formes culturelles. Ce qui est assez frappant, c’est que ces échanges se mêlent souvent à des conseils de musique, beaucoup plus qu’à des recommandations de films ou de séries.
On sent qu’il existe une sorte de continuité entre la lecture et la musique. Je ne saurais pas dire si c’est un phénomène général, mais sur ce petit panel, dans cette génération-là, les deux vont de pair.
AHR :
Ce que tu dis sur la musique est très intéressant, parce que c’est un art qui crée instantanément des communautés de fans.
Rien que par la localisation, d’ailleurs : on va ensemble à un concert, on se réunit autour d’un artiste, et même sur les plateformes comme Spotify ou Deezer, les « auditeurs mensuels » d’un musicien forment une sorte de communauté symbolique, même si elle est numérique.
Le concert, lui, est un véritable acte communautaire. Et le parallèle avec la lecture est fort : tu parles de ce désir, chez les lecteurs un peu plus confirmés, de faire communauté, de partager leurs lectures avec d’autres.
C’est intéressant que ce passage se fasse par la musique, cet art peut-être le plus immédiatement fédérateur.
Jérôme Blanchart, rédacteur en chef :
Oui, et ça reste de l’écrit. Les chansons sont des textes, des poèmes modernes, d’une certaine façon.
Je pense qu’il y a aussi une idée d’instantanéité : tu parlais des réseaux — une chanson, aujourd’hui, se partage en une seconde.
Un livre, on l’offre, on le prête ; il faut un petit effort pour qu’il atterrisse entre les mains d’un ami. Alors qu’une chanson circule immédiatement.
AHR :
La musique est d’ailleurs une bonne transition vers notre deuxième point : la lecture partagée comme moment de joie.
Partager un moment de lecture, c’est un peu comme partager un concert : c’est un moment collectif, festif, censé procurer du plaisir — enfin, si vous aimez l’artiste, sinon, c’est peut-être un problème de choix !
Le mot qui est revenu souvent quand on a évoqué cette dimension, c’est celui de fête : la lecture devient une fête, un moment à célébrer.
Et c’est précisément de cette dimension conviviale et festive que nous voulions parler maintenant, en particulier dans ce qu’elle peut susciter chez les enfants éloignés de la lecture.
Lire ensemble est une fête
Je me tourne donc vers toi, Tristan — à propos des « Nuits de la lecture » que tu organises. Peux-tu nous en dire plus ? Raconte-nous la dimension festive de ces moments, et en quoi ils ont pu changer la perspective de certains de tes élèves.
Tristan Ruiz, enseignant :
Moi, j’aime bien mêler deux plaisirs : celui du repas et celui de la lecture. L’idée, c’était d’ouvrir l’école le soir, ce qui, pour les enfants, équivaut presque à la nuit. Tout le monde apporte quelque chose, on installe un grand buffet. Il y a trois temps : un temps d’exposition, où toutes les productions des élèves — écrits, dessins, travaux inspirés de leurs lectures — sont exposées. Les parents peuvent venir voir, puis on les invite à partir, pour que les enfants se retrouvent entre eux. C’est ce que les enfants aiment plus.
Pendant la soirée, on lit, on parle des livres. J’essaie de garder une certaine distance : je suis là, mais pas en position d’enseignant. Ça se prépare longtemps à l’avance, parce qu’il faut apprendre à débattre, à laisser chacun parler. Je mets en place des débats philosophiques dans la classe dès le début de l’année pour créer cette égalité de parole.
Ce sont des moments très forts, très riches. Les élèves parlent d’émotions, de souvenirs, d’un mot qu’ils ont aimé. On élit chaque semaine un « mot préféré », qu’on réutilise ensuite.
Et pendant ces nuits, ces mots reviennent : ils font partie de leur univers.
C’est un temps non scolaire, et c’est ce qui le rend si précieux. Je ne suis plus « le maître », je partage avec eux. On découvre les élèves autrement.
AHR :
Oui, et j’avais noté que les enfants étaient heureux de ne pas toujours être d’accord avec toi. Vous aviez vos coups de cœur, vos désaccords.
Tristan Ruiz, enseignant :
Exactement. L’année dernière, on a lu un album très beau, Les couleurs de Dadaji, qui parle du deuil et de la mort. Les illustrations étaient magnifiques, mais le sujet difficile. Ça a ouvert la parole : beaucoup d’enfants ont voulu parler de ce qu’ils ressentaient, de leurs peurs. Et surtout, ils ont compris qu’on pouvait aimer un livre même s’il nous rend triste.
C’est ce que j’ai essayé de leur faire sentir : qu’une histoire peut nous bouleverser, mais nous faire du bien aussi. Et ce qui est très important, c’est que ces soirées créent du lien avec les familles. En éducation prioritaire, ce lien n’est pas évident. Là, les parents voient leurs enfants heureux à l’école, fiers de lire, et ça change tout. Les enfants, eux, demandent à revenir. Ils sont heureux d’être là, à l’école, pour le plaisir.
Jérôme Blanchart, rédacteur en chef :
Pour rebondir sur les parents. Quand on parle de lire ensemble, il y a deux communautés : celle de la famille, et celle des copains. Dans la famille, il y a l’idée du partage : un parent lit à son enfant, c’est un moment de complicité qui va au-delà du livre, c’est un moment partagé, un câlin. Mais souvent, il y a cette croyance qu’au CP, l’enfant devient autonome et qu’il faut arrêter. C’est une erreur. Il faut continuer, mais comment ?
Tristan Ruiz, enseignant :
Moi, j’essaie de proposer l’inverse. Je demande à mes élèves de lire leurs histoires à leurs parents. Même si les parents ne sont pas forcément francophones ou lecteurs, le lien se recrée. L’acte de lecture reste là, le plaisir d’échanger aussi. Ce peut être même être simplement raconter ce qu’on a lu. Je demande aux parents dédier un temps dans la journée pour au moins discuter des lectures de leur enfant.
Jérôme Blanchart, rédacteur en chef :
Justement, nous poussons à fond chez Bayard Jeunesse l’idée de moments partagés de lecture où chacun est sur son livre, journal ou magazine, qu’importe. Mais qu’on soit ensemble à lire en famille nous parait crucial. On peut se partager une phrase qui nous a fait rire, relier un passage qu’on lit à haute voix à une conversation qu’on a eu en famille. Tout ceci dédramatise l’acte de lecture. Et puis il y a la communauté des copains, plus horizontale. Entre Spiderman et Pokémon se glissent les héros communs — Ariol, Anatole Latuile — dont on peut parler, s’offrir le dernier tome ; tout ceci créé une culture commune, c’est une sociabilité littéraire à part entière.
AHR :
Maxime, toi, ton expérience, c’est aussi celle d’un auteur invité en classe, dans des salons, dans des rencontres. Tu es régulièrement présent dans ces moments de partage entre enseignants, enfants et auteurs. Peut-être peux-tu nous dire comment tu vis ces moments : est-ce qu’ils sont festifs ? Et surtout, comment les rendre festifs ? Et puis, pour amorcer notre troisième point, j’aimerais aussi que tu nous parles des ateliers d’écriture : quel est ton ressenti sur ce dispositif ?
Maxime Gillio, auteur :
Déjà, pendant que Tristan parlait tout à l’heure, je buvais mon petit lait en me disant que je ne savais plus très bien si c’était l’auteur, le papa ou l’ancien enseignant qui acquiesçait …
Je suis d’une génération qui a connu une autre école : j’étais collégien dans les années 1980–1990 et mes enseignants, aussi passionnés soient-ils, avaient une approche très différente. La consigne, c’était : « Voilà Le Lys dans la vallée, six cents pages de Balzac, et vous me lisez ça pour le mois prochain. » C’était une forme de violence scolaire. Je viens d’une famille de profs, donc j’ai lu : Le Lys dans la vallée, Le Rouge et le Noir… que j’ai mis deux ans à finir, tellement ça m’ennuyait. Deux ans !
Mais tout ça, sans accompagnement. Et forcément, ça accentuait les inégalités : certains avaient les codes, d’autres non.
Alors quand j’entends parler des opérations comme celles de Tristan, ou celles que vous menez avec les Incos, je trouve ça absolument formidable. Sans flagornerie : c’est une vraie révolution silencieuse. Ces projets-là rendent la lecture vivante, partagée, inclusive.
Pour revenir à ton questionnement sur mon expérience de terrain, j’ai effectivement beaucoup voyagé : il y a deux ans, j’ai fait la tournée des Incos, parce qu’un de mes romans était sélectionné. Sur six mois, j’ai vu environ quatre-vingts classes, dans quatre-vingt-un établissements, à raison de quatre jours de rencontres par semaine. Si tu me demandes celles dont je me souviens le plus, ce sont des classes ULIS et de SEGPA. Certaines avaient créé des escape games autour de mes livres, d’autres des dominos narratifs ou des jeux de rôle. Je me souviens d’une double classe, entre Bayeux et Caen. Le jour où les résultats du prix sont tombés, en direct sur Internet, j’ai reçu un message :« C’est grâce à nous que tu l’as gagné ! » Et évidemment, j’ai répondu : « Mais oui, bien sûr que c’est grâce à vous ! »
Les enseignants et AESH s’excusaient parfois : « Ils ne sont pas très rapides, on lit lentement, quelques pages par jour… » Mais justement ! Ils ont ritualisé la lecture, ils s’y tiennent, ils y trouvent du plaisir. Ce sont les classes dont je me souviens.
AHR :
Tu évoques souvent les ateliers d’écriture. Qu’est-ce qu’ils représentent pour toi ? Comment les abordes-tu avec les élèves ?
Maxime Gillio, auteur :
Les ateliers d’écriture, j’en fais régulièrement. En général, 75 % des séances sont des discussions : « Qu’est-ce que c’est qu’être auteur ? »,
« Comment marche une maison d’édition ? ». À force de répondre aux mêmes questions, j’ai développé des réflexes de stand-up, à faire toujours les mêmes vannes aux mêmes moments.
Les 25 % restants, ce sont les ateliers d’écriture à proprement parlé. Et là, je me rends compte que beaucoup d’élèves sont… inquiets. Écrire peut être difficile, voire douloureux, voire stigmatisant. Donc la première chose que je fais, c’est les rassurer. Je leur dis : « Vous n’allez pas écrire. C’est moi qui vais écrire. On va imaginer ensemble. » Rien que ça, ça libère l’énergie, ça fait retomber la pression.
En préparant cette table ronde, j’ai eu une idée toute simple : pourquoi ne pas recevoir un auteur ou une autrice pour des ateliers de lecture ? Peut-être que c’est une piste à creuser pour dédramatiser la lecture.
Dédramatiser la lecture
AHR :
Oui, d’autant que c’est une vraie question : pourquoi lire ? Ce n’est pas évident à expliquer. On peut toujours convaincre avec des arguments scolaires, cognitifs, mais il est plus difficile de montrer les bénéfices émotionnels : ce qui se passe dans la tête d’un lecteur chevronné, le plaisir d’une tournure de phrase, l’amusement, la surprise. Expliciter ces liens, c’est une manière de dédramatiser la lecture. Et c’était notre troisième point : faire communauté, c’est aussi dédramatiser l’acte de lire.
Tristan Ruiz, enseignant :
Oui, et je te rejoins : le professeur est toujours un modèle. Pour donner envie de lire, il faut soi-même aimer lire. Mes élèves me voient toujours avec un livre à la main. Pendant les temps de lecture libre, je lis moi aussi. Je ne corrige pas mes copies, je lis. Ils veulent savoir ce que je lis, ils posent des questions. Et même en maternelle, je le faisais. Ils veulent faire comme le maître. Être modélisant, c’est essentiel.
Jérôme Blanchart, rédacteur en chef :
Oui, et au sein du magazine, c’est frappant aussi. Quand on parle avec les lecteurs, une des rubriques qu’ils adorent, c’est celle des blagues envoyées par les enfants. On les illustre, on les met en valeur. Et c’est intéressant, parce qu’on est dans une micro-littérature : deux phrases, un effet immédiat, et un bénéfice collectif. C’est souvent la première porte vers la lecture : raconter une blague à ses parents, à ses copains. C’est simple, c’est joyeux, et c’est déjà de la lecture partagée.
Au fond, la dédramatisation de la lecture passe par tout ce qu’il y a autour : l’imagination, le jeu, la participation. Chaque année, on organise des concours : inventer une planche de BD, une case drôle à compléter… On reçoit des milliers de participations. Et avec J’aime lire Academy, on invite les enfants à se filmer en train de lire un extrait de leur roman préféré — déguisés, enthousiastes. Tout cela contribue à montrer que la lecture, c’est un plaisir vivant, collectif, imaginaire. Et c’est ce qui fait communauté.
AHR :
Oui, c’est ce qu’on disait déjà sur les séries au début : elles créent des communautés d’imaginaires. On partage un univers qui devient presque réel pour nous. Sur la dédramatisation, Tristan, toi, ça passe beaucoup par l’oral, par le mot, par la voix.
Tristan Ruiz, enseignant :
Oui, exactement. Chaque semaine, dans la classe, on élit un mot de la semaine. On le travaille, on cherche son étymologie, on l’analyse, on le remet dans des phrases. Le dernier, c’était « hasard » : ça vient de l’arabe et ça veut dire « chance ». Les élèves se sentent fiers, intelligents. Ils rentrent chez eux en disant : « J’ai appris un mot nouveau aujourd’hui ! » C’est un moment de plaisir pur, pas seulement lexical.
AHR :
Et toi, Maxime — ta littérature est souvent pleine d’humour. Tu penses que ça participe, toi aussi, à dédramatiser la lecture ?
Maxime Gillio, auteur :
Oui, sûrement, même si je ne l’ai pas pensé comme ça. On me demande parfois quels messages je veux faire passer dans mes livres et je cite mon maître Frédéric Dard, « Quand j’ai un message à envoyer, je vais à la poste. » J’ai du mal à concevoir la littérature jeunesse sans humour. Adolescent, j’étais timide, introverti, et l’humour m’a sauvé. Ça crée une connivence avec le lecteur.
Dans ma série Cellule 24, les personnages d’agents secrets ont des noms de code alimentaires qui riment avec leur prénom : Mathieu Pot-au-feu, Juliette Tartiflette… Les enfants adorent ça. En dédicace, ils veulent tous un nom de code.
Ça les fait rire, ça crée un lien.
Pour l’anecdote, récemment, une maman rencontrée sur un salon m’a écrit : son fils a dévoré mes deux tomes en deux jours, et m’a envoyé un message pour me dire : « J’espère qu’il y aura un troisième ! » Je lui ai dit : « Il faut d’abord en parler à l’éditeur » Voilà, c’est ça : l’humour, le jeu, la connivence, c’est ce qui relie les lecteurs.
AHR :
Merci pour ces échanges. J'en retiens quelques mots qui définissent ce qu'est une communauté de lecteurs : jeu, partage, culture commune, fête, recommandations.