Pages classiques

Charles Bovary, un enfant harcelé au XIXe siècle

✒ Arthur Habib-Rubinstein, Rédacteur pour PageÉduc'

 


La scène : 

Madame Bovary s’ouvre sur une scène d’école singulière. Le narrateur, un élève dont on ne saura jamais le nom et qui disparaît aussitôt après cette entrée en matière, décrit l’arrivée d’un nouveau venu : Charles Bovary, affublé d’un vêtement ridicule et rendu muet par sa timidité maladive. 

Nous étions à l’étude, quand le Proviseur entra, suivi d’un nouveau habillé en bourgeois et d’un garçon de classe qui portait un grand pupitre. Ceux qui dormaient se réveillèrent, et chacun se leva comme surpris dans son travail.

Le Proviseur nous fit signe de nous rasseoir ; puis, se tournant vers le maître d’études :

— Monsieur Roger, lui dit-il à demi-voix, voici un élève que je vous recommande, il entre en cinquième. Si son travail et sa conduite sont méritoires, il passera dans les grands, où l’appelle son âge.

Resté dans l’angle, derrière la porte, si bien qu’on l’apercevait à peine, le nouveau était un gars de la campagne, d’une quinzaine d’années environ, et plus haut de taille qu’aucun de nous tous. Il avait les cheveux coupés droit sur le front, comme un chantre de village, l’air raisonnable et fort embarrassé. Quoiqu’il ne fût pas large des épaules, son habit-veste de drap vert à boutons noirs devait le gêner aux entournures et laissait voir, par la fente des parements, des poignets rouges habitués à être nus. Ses jambes, en bas bleus, sortaient d’un pantalon jaunâtre très tiré par les bretelles. Il était chaussé de souliers forts, mal cirés, garnis de clous.

On commença la récitation des leçons. Il les écouta de toutes ses oreilles, attentif comme au sermon, n’osant même croiser les cuisses, ni s’appuyer sur le coude, et, à deux heures, quand la cloche sonna, le maître d’études fut obligé de l’avertir, pour qu’il se mît avec nous dans les rangs.

Nous avions l’habitude, en entrant en classe, de jeter nos casquettes par terre, afin d’avoir ensuite nos mains plus libres ; il fallait, dès le seuil de la porte, les lancer sous le banc, de façon à frapper contre la muraille, en faisant beaucoup de poussière ; c’était là le genre.

Mais, soit qu’il n’eût pas remarqué cette manœuvre ou qu’il n’eût osé s’y soumettre, la prière était finie que le nouveau tenait encore sa casquette sur ses deux genoux. C’était une de ces coiffures d’ordre composite, où l’on retrouve les éléments du bonnet à poil, du chapska, du chapeau rond, de la casquette de loutre et du bonnet de coton, une de ces pauvres choses, enfin, dont la laideur muette a des profondeurs d’expression comme le visage d’un imbécile. Ovoïde et renflée de baleines, elle commençait par trois boudins circulaires ; puis s’alternaient, séparés par une bande rouge, des losanges de velours et de poils de lapin ; venait ensuite une façon de sac qui se terminait par un polygone cartonné, couvert d’une broderie en soutache compliquée, et d’où pendait au bout d’un long cordon trop mince, un petit croisillon de fils d’or, en manière de gland. Elle était neuve ; la visière brillait.

— Levez-vous, dit le professeur.

Il se leva ; sa casquette tomba. Toute la classe se mit à rire.

Il se baissa pour la reprendre. Un voisin la fit tomber d’un coup de coude, il la ramassa encore une fois.

— Débarrassez-vous donc de votre casque, dit le professeur, qui était un homme d’esprit.

Il y eut un rire éclatant des écoliers qui décontenança le pauvre garçon, si bien qu’il ne savait s’il fallait garder sa casquette à la main, la laisser par terre ou la mettre sur sa tête. Il se rassit et la posa sur ses genoux.

— Levez-vous, reprit le professeur, et dites-moi votre nom.

Le nouveau articula, d’une voix bredouillante, un nom inintelligible.

— Répétez !

Le même bredouillement de syllabes se fit entendre, couvert par les huées de la classe.

— Plus haut ! cria le maître, plus haut !

Le nouveau, prenant alors une résolution extrême, ouvrit une bouche démesurée et lança à pleins poumons, comme pour appeler quelqu’un, ce mot : Charbovari.

Ce fut un vacarme qui s’élança d’un bond, monta en crescendo, avec des éclats de voix aigus (on hurlait, on aboyait, on trépignait, on répétait : Charbovari ! Charbovari !), puis qui roula en notes isolées, se calmant à grand’peine, et parfois qui reprenait tout à coup sur la ligne d’un banc où saillissait encore çà et là, comme un pétard mal éteint, quelque rire étouffé.

Cependant, sous la pluie des pensums, l’ordre peu à peu se rétablit dans la classe, et le professeur, parvenu à saisir le nom de Charles Bovary, se l’étant fait dicter, épeler et relire, commanda tout de suite au pauvre diable d’aller s’asseoir sur le banc de paresse, au pied de la chaire. Il se mit en mouvement, mais, avant de partir, hésita.

— Que cherchez-vous ? demanda le professeur.

— Ma cas…, fit timidement le nouveau, promenant autour de lui des regards inquiets.

— Cinq cents vers à toute la classe ! exclamé d’une voix furieuse, arrêta, comme le Quos ego, une bourrasque nouvelle. — Restez donc tranquilles ! continuait le professeur indigné, et s’essuyant le front avec son mouchoir qu’il venait de prendre dans sa toque. Quant à vous, le nouveau, vous me copierez vingt fois le verbe ridiculus sum.

Puis, d’une voix plus douce :

— Eh ! vous la retrouverez, votre casquette ; on ne vous l’a pas volée !

Tout reprit son calme. Les têtes se courbèrent sur les cartons, et le nouveau resta pendant deux heures dans une tenue exemplaire, quoiqu’il y eût bien, de temps à autre, quelque boulette de papier lancée d’un bec de plume qui vînt s’éclabousser sur sa figure. Mais il s’essuyait avec la main, et demeurait immobile, les yeux baissés.

Le soir, à l’étude, il tira ses bouts de manches de son pupitre, mit en ordre ses petites affaires, régla soigneusement son papier. Nous le vîmes qui travaillait en conscience, cherchant tous les mots dans le dictionnaire et se donnant beaucoup de mal. Grâce, sans doute, à cette bonne volonté dont il fit preuve, il dut de ne pas descendre dans la classe inférieure ; car, s’il savait passablement ses règles, il n’avait guère d’élégance dans les tournures. C’était le curé de son village qui lui avait commencé le latin, ses parents, par économie, ne l’ayant envoyé au collège que le plus tard possible. 

Comprendre comment un texte littéraire met en scène une violence symbolique ou ordinaire, avant même l’invention du mot «harcèlement«).

Réfléchir à la frontière entre le rire et la cruauté.

Découvrir comment la littérature peut aider à penser l’humiliation et l’empathie.

Relier le texte de Flaubert à des situations contemporaines de moquerie, d’exclusion ou de honte.

Lecture analytique guidée 

Lire collectivement le texte à voix autre. On peut proposer d’abord une lecture expressive : chaque élève perçoit le rythme, les interruptions, les rires qui montent. Puis, en reprenant le texte, guider l’observation à partir de ces questions

 

Que raconte la scène ? 
La scène raconte l’arrivée d’un nouvel élève dans une classe et son humiliation par les élèves et le professeur. 

 

Qui est « le nouveau » ?
Le « nouveau », c’est Charles Bovary. Flaubert le décrit longuement, non pas comme un individu, mais comme un assemblage de signes de maladresse : « les cheveux coupés droit sur le front », «les poignets rouges habitués à être nus », « les souliers forts, mal cirés, garnis de clous ». Rien de noble, rien de gracieux : un garçon de la campagne, gauche dans ses habits citadins. Tout, dans sa tenue, dit la gêne sociale : le vêtement est le lieu visible de la différence.

 

Comment analysez-vous l’usage du pronom personnel « nous » dans la première phrase et le soulignage du mot nouveau
Nous étions à l’étude, quand le Proviseur entra, suivi d’un nouveau habillé en bourgeois et d’un garçon de classe qui portait un grand pupitre. 

Le « nous » crée un collectif compact, une communauté installée, face à laquelle Charles apparaît comme un élément étranger. On sent déjà la tension entre le groupe qui regarde et celui qui est regardé.

 

Relevez les marques de la gêne de Charles. Que symbolise la casquette ? 
La gêne de Charles s’exprime d’abord par son attitude corporelle : il reste « dans l’angle, derrière la porte », « n’ose même croiser les cuisses ni s’appuyer sur le coude », « demeure immobile, les yeux baissés ».
Ses gestes sont retenus, maladroits, toujours un peu en retard sur les autres. Il ne comprend pas les usages de la classe : pendant que les élèves jettent leurs casquettes par terre « afin d’avoir ensuite leurs mains plus libres », lui garde la sienne « sur ses deux genoux », sans oser l’abandonner.

Cette casquette, objet grotesque par sa description, devient le symbole de son étrangeté. Elle concentre tout ce qui le sépare du groupe : l’étrangeté de son accoutrement, son ignorance des codes, son isolement. Dans ce rituel scolaire où chacun jette sa casquette pour signifier qu’il « fait partie », Charles ne participe pas — il reste en dehors, comme s’il n’avait pas reçu le mode d’emploi du monde. Son incapacité à se conformer au geste collectif le désigne aussitôt comme différent.

 

Quel rôle joue le professeur dans cette scène ? 
Quand le professeur, croyant faire de l’esprit, lui lance « Débarrassez-vous donc de votre casque ! », le mot d’esprit scelle l’humiliation et déclenche le « rire éclatant des écoliers ». À le faire répéter son nom sans tenir compte de son embarras manifeste, le professeur offre la possibilité aux enfants de se moquer de cet élément encore étranger au groupe. 

Travail sur les émotions et le vocabulaire

Distribuer une feuille divisée en trois colonnes et demandez aux élèves de relever  :

  • Les mots du malaise

embarrassé, fort embarrassé, n’osant même croiser les cuisses, n’osait s’appuyer sur le coude, bredouillante, timidement, regards inquiets, hésita, immobile, yeux baissés

  • Les mots du rire collectif

rire éclatant, vacarme, éclats de voix aigus, on hurlait, on aboyait, on trépignait, huées, notes isolées, pétard mal éteint, bourrasque nouvelle

  • Les mots du silence

immobile, demeurait immobile, yeux baissés, sans oser parler, se rassit, ne disait rien, en silence, hésita, regards inquiets

 

Qu’éprouve Charles ?
Charles éprouve une gêne physique et morale. Sa timidité devient presque une paralysie : il ne sait plus où poser sa casquette, ni où se mettre lui-même. Sa honte est visible, mais il ne peut la dire — elle s’exprime par le corps.
Flaubert fait sentir cette honte sans jamais la nommer : c’est une honte muette, d’autant plus poignante qu’elle se déroule sous les rires des autres.

 

Qu’éprouve la classe ?
La classe éprouve l’excitation de groupe. Les mots choisis par Flaubert — “vacarme”, “huées”, “trépignait”, “aboyait” — évoquent une foule animale, une énergie incontrôlée. Le rire naît d’un réflexe collectif, presque instinctif. Dans cette foule, personne ne se distingue, peut-être que personne ne veut se distinguer. C’est un rire cruel mais inconscient, une jubilation partagée qui renforce la cohésion du groupe en excluant le nouveau.

 

Écrire pour comprendre

Transformer la compréhension en expression personnelle. Choisir une activité selon le niveau :

Proposer d’écrire le Journal intime de Charles 

Proposer un exercice de réécriture contemporaine : transposer la scène dans un collège d’aujourd’hui.

Proposer d’écrire un texte argumentatif : « Rire de quelqu’un, est-ce toujours lui faire du mal ? »

Faire une affiche ou une carte mentale : « Comment réagir si quelqu’un est humilié ? »

 


 

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